Une manifestation contre le grouvernement, à Tunis le 9 janvier. / FETHI BELAID / AFP

Editorial du « Monde ». La grogne sociale enfièvre la jeune Tunisie démocratique. Depuis le début de la semaine, les manifestations se multiplient dans l’arrière-pays comme dans certains quartiers de Tunis. Elles ont été provoquées par l’entrée en vigueur, le 1er janvier, d’un budget prévoyant des hausses de prix frappant durement les couches sociales les plus modestes. En marge des rassemblements, des troubles ont éclaté, donnant lieu dans certains cas à des pillages et à des mises à sac de bâtiments publics. Les forces de l’ordre ont procédé à environ 600 arrestations.

Ces convulsions jettent une lumière crue sur l’envers du décor de la transition tunisienne tant célébrée à l’étranger : son échec socio-économique. La révolution de 2011, qui avait renversé le dictateur Zine El-Abidine Ben Ali, allumant ainsi la mèche des révolutions arabes, avait été surtout menée par la jeunesse des régions défavorisées de l’intérieur du pays. Au-delà de l’aspiration démocratique, la révolte tunisienne exprimait une attente économique : la refonte d’un modèle de développement historiquement conçu par les élites au pouvoir à Tunis pour favoriser un littoral prospère, au détriment d’un arrière-pays oublié.

Sept ans plus tard, ce chantier est en panne. La fracture territoriale entre les deux Tunisie est plus profonde que jamais. Il ne faut pas s’en étonner. Si la révolution a permis d’enclencher un louable processus démocratique, elle n’a pas touché au système économique en vigueur avant 2011. Les groupes d’intérêt qui avaient bénéficié des dictatures précédentes ont maintenu leurs positions dans le nouveau cadre politique et bloqué toute reforme radicale, en particulier celle d’un régime fiscal inique.

Il est peut-être temps que le regard extérieur sur la Tunisie soit moins naïf. La célébration lyrique du « modèle démocratique » tunisien, cet exercice diplomatique obligé, doit cesser de s’aveugler sur les forces du statu quo qui s’emploient à vider la révolution d’une partie de sa substance. Si les Européens veulent prouver la sincérité de leur soutien au peuple tunisien, il leur faut d’abord déjouer tout un discours qui exalte les acquis démocratiques dans la forme pour mieux les affaiblir dans la réalité.

Ne pas occulter les questions qui fâchent

Tunis a beaucoup capitalisé au niveau international sur ce qu’il faut bien appeler sa « rente démocratique », à savoir une bienveillance automatique due à son exemplarité dans le monde arabo-musulman. Sans pour autant en retirer de substantiels bénéfices économiques, il faut le reconnaître.

Une amitié exigeante ne saurait occulter les questions qui fâchent. Est-il normal que les sacrifices imposés par l’impératif – que nul ne conteste – de réduction des déficits publics frappent surtout la classe moyenne et les foyers les plus modestes, alors que les couches privilégiées restent sous-fiscalisées ? Est-il normal que la Tunisie soit actuellement le théâtre d’une présidentialisation de son régime politique, à laquelle s’emploie activement le chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi, à rebours de l’inspiration parlementaire de la Constitution de 2014 ? Est-il normal enfin que la coalition dirigeante formée autour des partis Nidaa Tounès (« moderniste ») et Ennahda (islamiste) se partagent les dépouilles de l’Etat en érodant insidieusement les contre-pouvoirs ?

Ces reniements, qui ouvrent la voie à une possible restauration autoritaire, tissent la toile de fond de la grogne actuelle. Exiger des dirigeants tunisiens qu’ils honorent la promesse de 2011 est le meilleur moyen de garantir la stabilité de ce pays unique.