En traversant la ville de Bantè, on ne peut manquer Oladjé et Koubété. Ces deux collines qui se font face, et dont les noms signifient « femme » et « homme » en langue nagô, semblent embrasser la commune depuis toujours. Aujourd’hui, elles sont comme assoupies sous la lumière de midi. Mais, pendant trois siècles, « femme » et « homme » ont été les témoins silencieux d’un cruel exode, d’un crime contre l’humanité.

Cet exode, c’est celui des captifs de guerre convoyés depuis Abomey, la capitale de l’ancien royaume du Dahomey – qui correspond à l’actuel Bénin –, jusqu’au port de Ouidah. Entre le XVIIe et le XIXe siècle, Abomey a vu se succéder douze rois considérés comme des dieux, dont les raids pour accroître leur puissance leur ont fourni des esclaves qu’ils gardaient ou vendaient à des négriers européens, nord-américains ou brésiliens installés sur la côte.

Les historiens s’accordent à dire que 12,8 millions d’Africains ont été convoyés au-delà de l’Océan Atlantique entre la fin du XVe siècle et 1888, qui marque la fin de l’esclavage au Brésil. Parmi les 192 points d’embarquement établis sur le continent, le port de Ouidah a vu défiler plus d’un million d’individus (1 004 000 selon l’Atlas of the Transatlantic Slave Trade publié par l’Université de Yale en 2010). Pourtant, il ne se classe qu’à la deuxième place derrière le port de Luanda, en Angola, d’où sont partis plus de 2 826 000 esclaves.

Les collines d’Oladjé et de Koubété ne pourront jamais témoigner. Pour retrouver un signe, une trace de ces déracinés, le seul moyen est d’emprunter à pied les 125 km de cette route des esclaves comme ils le firent jadis. Il faut partir du cœur d’Abomey et descendre plein sud vers Ouidah, puis passer sous l’arche symbolique de la porte du Non-Retour, construite sur la plage en souvenir de tous. C’est jusqu’à ce sable qui porte à jamais la mémoire de leurs empreintes que Le Monde Afrique vous emmène.

L’une des dernières victimes de la traite

Nous allons suivre un précieux « guide », disparu en 1935 aux Etats-Unis mais dont l’histoire a traversé le temps. Son nom : Cudjo Lewis. L’homme, natif de la région de Bantè, a forcément vu les collines. Peut-être même est-il monté sur Koubété, comme le font la plupart des hommes de la région pour admirer la plaine.

Né Oluale Kazoola en 1840, il est considéré comme l’une des dernières victimes de la traite négrière vers les Etats-Unis. En avril 2017, dans le quartier Africatown de la ville de Mobile, en Alabama, un buste à son effigie a été inauguré devant l’église missionnaire baptiste qu’il a construite au début du XXe siècle avec d’autres esclaves affranchis.

Leur histoire est connue. Elle est racontée dans Dreams of Africa in Alabama (Oxford University Press, 2007), un ouvrage écrit par Sylviane Diouf, historienne spécialiste de la diaspora africaine et directrice d’un centre d’études sur l’esclavage à New York. Ce récit, qui a reçu plusieurs récompenses dont le prix Wesley-Logan de l’American Historical Association, retrace l’histoire du Clotilda, le dernier bateau négrier à avoir accosté aux Etats-Unis. Il relate le parcours des 110 esclaves, hommes, femmes et enfants, qui étaient à son bord en juillet 1860. Parmi eux, Oluale Kazoola.

Mais à Bantè, commune de 106 000 habitants du centre-ouest du Bénin, personne n’a eu vent de son existence. « Je n’ai jamais entendu parler de lui, affirme dans son bureau bien rangé Kodjo Koba, adjoint au maire. Il serait toutefois intéressant d’envisager un rapprochement avec la ville de Mobile en Alabama. » A l’autre bout du téléphone, le maire, Innocent Akobi, ne semble pas plus au courant : « Il faudrait se renseigner auprès d’Aruna Mounirou. ll est le doyen de notre ville, la mémoire vivante de Bantè. »

Aruna Mounirou est imam et a été instituteur pendant trente ans dans la ville de Bantè, dont il est le doyen. / Pierre Lepidi

Aruna Mounirou, qui vit entouré de ses piles de livres, est un sage. Né en 1926, cet homme longiligne au regard perçant a été instituteur et imam à Bantè pendant trente ans. « Désolé, mais je ne connais pas ce Cudjo Lewis qui a tant fait parler de lui aux Etats-Unis, s’excuse le vieil homme. J’ai toutefois un fils qui vit à New York, je vais me renseigner. »

Un sujet toujours douloureux

Celui qui s’est éteint à Mobile à l’âge de 95 ans est de ces hommes qui ont tout connu. Son négrier, James Meaher, riche entrepreneur de la ville de Mobile où il a été déporté, a commencé par changer son prénom parce qu’il ne parvenait pas à le prononcer. A 20 ans, Oluale devient Cudjo (qui s’écrit parfois Cudjoe ou Kodjo), prénom générique attribué aux garçons nés un lundi dans l’ethnie yoruba à laquelle il appartenait. Emancipé en 1865, il se choisit le patronyme de Lewis. Si Oluale Kazoola a été vendu à la fin du XIXe siècle comme une marchandise, Cudjo Lewis est devenu quelques décennies plus tard un homme respecté et admiré. Aujourd’hui, il est un symbole de la lutte pour l’égalité des droits de l’autre côté de l’Atlantique.

Sommaire de notre série Une semaine à pied sur les traces des esclaves du Dahomey

D’Abomey à Ouidah, notre reporter a emprunté la route suivie en 1860 par Cudjo Lewis, le dernier esclave de la traite négrière vers les Etats-Unis.

Cette route d’Abomey à Ouidah a été foulée par Cudjo Lewis, par Mahommah Gardo Baquaqua – dont le témoignage a été publié en 1854 sous le titre An Interesting Narrative. Biography of Mahommah G. Baquaqua – et par tant d’autres damnés que le sujet reste douloureux, sensible, parfois même tabou. Au cœur des plantations de manioc, sur les pistes en latérite ou dans les mémoires, que reste-t-il de leur dernier passage sur cette terre africaine ? A t-on oublié jusqu’à leur nom ? Deux siècles plus tard et alors que la vente d’êtres humains se pratique toujours, comme l’ont notamment prouvé les images tournées par CNN en Libye, Le Monde Afrique a emprunté ce chemin pour le savoir.

Cudjo Lewis, l’une des dernières victimes de la traite négrière arrivées aux Etats-Unis en 1860, a été photographié en 1928 par la novelliste Zora Neale Hurston. / DR