A Croisilles, l’attente angoissée des migrants de Calais
A Croisilles, l’attente angoissée des migrants de Calais
Par Maryline Baumard (Croisilles (Pas-de-Calais) - envoyée spéciale)
Emmanuel Macron doit visiter, mardi, un centre d’accueil et d’examen des situations dans le Pas-de-Calais. L’Etat souhaite ouvrir d’autres places de ce type partout en France.
Des migrants à l’extérieur du centre d’accueil et d’examen des situations de Croisilles (Pas-de-Calais). / LAURENCE GEAI POUR LE MONDE
Sur le bureau, une plaquette de paracétamol, remède aux migraines d’angoisse. Dans la penderie, une unique veste, prête à être enfilée, et, plus loin, un ordinateur stoppé en plein film. Tout semble en pause dans la chambre de Khalid. Même sa vie. « Qu’est-ce que je dois faire ? Est-ce qu’ils vont me renvoyer en Autriche si je reste ici ? »
Dans un souffle, presque à l’arrivée du visiteur, l’Irakien lâche la question qui le taraude. Son regard fouille les yeux de son interlocuteur en quête d’une réponse, d’un conseil. Khalid ne sait pas trop s’il peut s’autoriser à se sentir bien au centre d’accueil et d’examen des situations (CAES) de Croisilles (Pas-de-Calais), au sud d’Arras.
En dépit de son engagement dans les forces spéciales irakiennes, le garçon a été débouté de l’asile en Autriche. S’il redépose une demande ici, la France saura qu’il est passé par Vienne. Et comme l’autorise le règlement européen de Dublin, elle tentera de l’y renvoyer. « Ensuite, l’Autriche me renverra en Irak où je suis un homme mort », ajoute celui qui un jour de décembre a débarqué dans le froid de Calais, sans grande envie d’aller en Grande-Bretagne, juste en quête d’une seconde chance. Là, la situation l’a choqué.
« C’est pas humain, Calais. On mange dans la boue, on dort dans les fossés, on a tellement froid. Je sais pas trop si j’ai bien fait de venir ici me reposer, mais je pouvais plus rester là-bas », témoigne le garçon.
Epée de Damoclès
Cruel dilemme… Cette peur d’être renvoyé au nom des accords de Dublin empêche le CAES de Croisilles et les deux autres des Hauts-de-France de faire le plein. Ouverts dans la foulée du jugement du Conseil d’Etat du 31 juillet 2017, ordonnant d’en finir avec l’indignité du non-accueil à Calais, ces lieux offrent gîte, couvert, soins et contrôle administratif. A titre expérimental dans les Hauts de France, ils ont ensuite essaimé à Paris avant que, ce dimanche 14 janvier, le ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, ne déclare qu’il allait en ouvrir dans toutes les régions. 1 300 places d’ici fin janvier, 2 600 à terme.
« Pour celui qui veut demander l’asile, c’est parfait, observe Vincent de Coninck, du Secours catholique. Mais ils ne sont guère nombreux dans ce cas… En revanche, pour les “dublinés”, il ne faut pas rester longtemps », ajoute l’humanitaire.
Il conseille aux migrants épuisés par une vie dans le froid « d’aller s’y reposer une dizaine de jours et de disparaître quand on leur parlera d’aller en préfecture. Mais les exilés se disent entre eux qu’il ne faut aller ni à Croisilles ni dans un autre CAES si on a laissé ses empreintes sur la route. »
Au centre d’accueil et d’examen des situations de Croisilles, près d’Arras, le 13 janvier. Ici le repas est servi par des migrants accompagnés d'un travailleur social. / LAURENCE GEAI POUR LE MONDE
A Croisilles, La Vie active, qui gère le lieu, leur laisse pourtant une bonne semaine de répit avant de passer à l’évaluation officielle de leur statut. Les « dublinés » ne restent pas là. Ils sont regroupés dans un hôtel proche de Béthune pour y être assignés à résidence. Dans la pratique, si l’on s’en tient aux moyennes nationales, moins de 10 % seront effectivement renvoyés, dont une partie revient illico.
En attendant, cette épée de Damoclès dissuade, et seuls 378 exilés ont accepté l’invitation à prendre le bus pour Croisilles depuis le 8 août, alors qu’ils sont quelque 600 à dormir dehors à Calais, selon les associations. Seules 270 places de l’hébergement d’urgence du plan grand froid ont en effet été ouvertes à Calais même et les migrants préfèrent cela sur place aux CAES.
« Pas facile d’assurer un suivi »
Sur les trois CAES des Hauts-de-France, aucun n’est plein. L’un est à 10 % de taux d’occupation et Croisilles affiche le meilleur remplissage, avec 62 lits occupés sur 70. Ce qui n’empêche pas le ministère de l’intérieur de se féliciter que « ces centres ont permis de significativement améliorer la situation là où ils sont déployés ».
Au centre d'accueil et d'examen des situations de Croisilles, près d'Arras, le 13 janvier. / LAURENCE GEAI POUR "LE MONDE"
En fait, les migrants n’y restent pas longtemps. Outre ceux qui repartent après un peu de repos (dont le nombre n’est pas public), « les locataires de Croisilles sont majoritairement des demandeurs d’asile qui n’avaient pas trouvé place dans le dispositif dédié et vont y être orientés maintenant », souligne Romain Strasser, un des éducateurs. « Dans ces conditions, pas facile d’assurer un suivi », regrette Christian Desailly, un bénévole qui enseigne le français. Ses élèves tournent beaucoup.
« J’avais prévu d’enseigner la conjugaison de quelques verbes courants ce matin, mais mes élèves de l’autre jour ont disparu et j’ai trois nouveaux venus », constate-t-il, samedi 13 janvier.
Assis côte à côte, Ahmad, Salim et Khamal aimeraient se débrouiller un peu mieux dans la langue de Molière. L’un est « dubliné » et risque le renvoi vers l’Italie, l’autre attend une réponse à sa demande d’asile, quand le troisième a pour obsession Londres.
Dureté de l’Europe
L’autre raison de ne pas venir au CAES, c’est son éloignement de 130 km de Calais, une distance voulue par les autorités pour éloigner de la frontière. « Si tu veux vraiment passer, faut y être toutes les nuits », soupire Khamal, qui repartira vite. Dawood le regarde comme un extraterrestre. Lui est sorti de ce monde. Comme une petite dizaine d’Afghans, il attend à Croisilles son billet d’avion pour rentrer en Afghanistan. L’Office français de l’immigration et de l’intégration propose un pécule assez conséquent pour rentrer la tête haute et lancer une « affaire ».
En 2017, 280 Afghans ont dit « banco », dont un tiers issus des Hauts-de-France. « Je vais ouvrir un petit commerce à Kaboul », explique cet homme de 30 ans, les traits tirés, le visage triste. Officiellement, il rentre parce que sa « mère est malade ». Mais il raconte tellement la dureté de l’Europe, l’impossible vie à Calais où il a passé six mois, qu’on pressent d’autres raisons à son renoncement. Depuis quarante jours, il se requinque là, se prépare psychologiquement, aussi.
Au centre d’accueil et d’examen des situations de Croisilles, le 13 janvier. Ici, trois afghans qui ont passé plusieurs mois dans la « jungle » de Calais sont hébergés. / LAURENCE GEAI POUR LE MONDE
Romain Strasser fera tout pour que lui et les autres retissent avant de partir le lien qui s’est brisé entre eux et l’Etat français. Les contrôles policiers, les multiples envois en rétention, la destruction de leurs cabanes et tentes, la confiscation de leurs affaires personnelles jetées dans les bennes à ordures, ont cassé la foi qu’ils avaient en la France. De l’ambiance ludique qui règne sur la salle commune de cet ancien EHPAD avant le déjeuner, ils conserveront forcément quelques beaux souvenirs. Samedi, les parties de dominos s’animent, une tablée installe, elle, un jeu de plateau, les cartes ne sont pas loin.
Comme souvent, le maire de Croisilles est passé dire bonjour. Trop tôt pour le café, ce jour-là. Ici, chacun sait que sans cet élu socialiste il n’y aurait pas de lieu de répit dans un département où le Front national enregistre ses meilleurs scores. Mais Gérard Dué a su tenir tête à une semaine complète de manifestations quotidiennes devant sa mairie avant l’ouverture du lieu. « J’ai fait ce que je devais faire », commente cet homme modeste, vieux militant PS qui finira son quatrième mandat en 2020.