Ils n’y ont d’abord pas cru, eux qui n’ont « jamais rien gagné ». Jusqu’à voir apparaître le premier montant sur leur compte bancaire, au début de janvier : 1 000 euros. Une somme qui leur sera versée chaque mois pendant un an, sans contrepartie, et dont ils peuvent disposer comme ils le souhaitent. Le 6 décembre, Brigitte, Denis et Caroline* ont été tirés au sort, parmi 80 000 inscrits, pour participer à une première expérimentation citoyenne du revenu de base, cette idée vieille de plusieurs siècles et âprement débattue durant la présidentielle. A l’origine de cette initiative, une petite association, Mon revenu de base, qui a récolté de quoi financer ces trois revenus grâce à une opération de financement participatif sur Internet.

Alors qu’ils viennent de percevoir leur première allocation et commencent à se projeter, les trois bénéficiaires ont accepté de livrer leurs ressentis et leurs questionnements.

Quand il a appris la nouvelle, Denis a eu le sentiment de pouvoir « à nouveau respirer », pour la première fois depuis longtemps. « J’ai ressenti la liberté qui allait arriver », décrit le trentenaire célibataire qui n’était « plus habitué à avoir un choix de vie ». « Car j’ai goûté au fond du système social », confie-t-il d’une voix rauque. Charpentier depuis ses 14 ans, Denis est venu s’installer à la campagne en Nouvelle-Aquitaine pour le travail. Mais il y a un an et demi, « après des années à trop forcer », des douleurs au dos l’ont contraint à s’arrêter de travailler. « A partir de là, ça a été la dégringolade. »

Denis n’a pas les moyens de se soigner, encore moins de remplacer son vieux véhicule qui vient de le lâcher, rendant impossibles les déplacements pour les formations que lui propose Pôle emploi, à plus de 30 kilomètres de chez lui… Son loyer et ses factures deviennent de plus en plus difficiles à payer, les dettes et les lettres d’huissier s’accumulent et son propriétaire menace de l’expulser… « Au bout d’un moment, on lâche prise, dit-il. Et les temps sont durs pour se relever tout seul. » Il raconte les « réunions entre pauvres au Resto du cœur », son logement « qui fuit de partout », son jean et ses baskets troués. Et l’enfermement progressif dans la pauvreté, « jusqu’à perdre toute estime de soi ».

« Le RSA ne suffit plus à affronter la vie »

Dans ces conditions, « le RSA [revenu de solidarité active de 545 euros par mois] ne vous permet pas de vous remettre à flot », assure-t-il. Il se demande si les politiques ont conscience que cette allocation « ne suffit plus à affronter la vie ». Il pointe son côté stigmatisant, « qui vous oblige sans cesse à justifier que vous êtes pauvre ». Sans compter « toute cette paperasse qui vous bouffe ».

Avec le revenu de base, Denis a l’impression qu’on lui permet de « redevenir acteur de [s]a vie, de redevenir quelqu’un ». Sans avoir à se justifier et sans que l’aide soit conditionnée à son « statut de pauvre ». « Ça ne réglera pas tous mes problèmes, mais j’ai l’esprit plus tranquille. Maintenant je vais pouvoir bâtir un projet de vie. »

Ses premières dépenses iront dans une séance chez un ostéopathe, l’achat d’une Peugeot 206 d’occasion, et celui de vêtements « pour être présentable à un entretien d’embauche ». Il commence à réfléchir à des pistes de reconversion, conscient qu’il ne pourra pas continuer dans la charpente. Il va aussi tenter de mettre un peu d’argent de côté, « pour se mettre à l’abri des embûches ».

Son premier virement, elle l’a mis de côté « pour les imprévus »

Pas question non plus pour Brigitte, 53 ans, de « gaspiller cet argent », elle qui a toujours fait attention. Son premier virement, elle l’a mis de côté, comme elle prévoit de le faire pour les suivants. « Pour les imprévus, car on ne sait pas de quoi l’avenir est fait. » Pour ne pas avoir à « embêter » sa fille plus tard par exemple, alors qu’elle sait qu’elle ne touchera « qu’une petite retraite ». « Le jour où j’en aurai besoin, je serai contente de me dire que le revenu de base était là », dit-elle.

Brigitte vit dans une petite ville des Côtes-d’Armor, chez son compagnon, électricien. Vendeuse en maroquinerie dans un supermarché, elle a un CDI de vingt-huit heures par semaine, faute d’avoir pu trouver un contrat avec plus d’heures. Mais elle est satisfaite d’avoir décroché cet emploi, après avoir connu le chômage à la suite d’un licenciement économique lorsqu’elle habitait dans le Nord. Elle gagne autour de 920 euros par mois, plus la prime d’activité tous les trimestres, environ 108 euros. « Je ne roule pas sur l’or, mais je n’ai pas de loyer à payer et je partage les factures avec mon compagnon », dit-elle.

Quand on lui demande si elle estime « bien vivre », elle répond que ça dépend de ce qu’on entend par là. « Je vis normalement, j’ai le nécessaire, même s’il faut toujours veiller à économiser. » « Bien sûr, il y a toujours des choses qui feraient envie », concède-t-elle, en évoquant cette thalassothérapie qu’elle s’offrirait bien pour soulager son dos, ou ce séjour au ski, où elle n’est jamais allée de sa vie. Il y a surtout ce vieux rêve : s’acheter une maison, « un petit quelque chose ». Mais elle doute qu’une banque accepte de lui octroyer un prêt.

La première fois que Brigitte a entendu parler du revenu universel par le candidat socialiste à la présidentielle Benoît Hamon, elle a trouvé l’idée séduisante, comme beaucoup, « même si ça paraissait trop beau ». Elle a eu du mal à se figurer comment il pourrait être financé ou combien serait alloué à chacun. Bien qu’elle doute que le gouvernement puisse un jour mettre en place une telle mesure, elle est heureuse de pouvoir participer à une expérimentation qui va peut-être permettre à la société d’y réfléchir.

Caroline partage cette même « fierté ». La troisième bénéficiaire a commencé à noter dans un carnet ses ressentis et questionnements, pour pouvoir apporter un retour au fil de l’année. Parce qu’elle n’est « pas en situation de précarité », cette secrétaire dans le domaine de la formation de presque 50 ans a ressenti une forme de culpabilité d’avoir été tirée au sort, soulevant la question de l’universalité de ce revenu. Elle n’est pourtant pas millionnaire… A mi-temps, elle gagne 1 500 euros par mois, plus le salaire de son mari, cogérant de société. Leurs deux enfants sont partis de la maison franc-comtoise, l’un travaille, l’autre est étudiant.

« Comment utiliser ce revenu du mieux possible »

Après avoir réfléchi à « comment utiliser ce revenu du mieux possible », Caroline a prévu d’en redistribuer chaque mois la moitié à ses enfants, à sa sœur et à sa mère. Quant à l’autre moitié, ce sera « un petit pécule de plaisir » pour son mari et elle. Elle marque un silence : « Car paradoxalement, on gagne bien notre vie, mais à la fin du mois il faut quand même compter. »

C’est encore tôt, mais Caroline commence aussi à entrevoir l’opportunité de se former pour se reconvertir. Et peut-être réaliser un vieux rêve, « reprendre une boutique d’habillement ou de maroquinerie ». « J’aime ce que je fais, je ne subis pas mon boulot, mais j’en ai fait le tour », dit-elle. « Jusqu’à présent, je ne voyais pas comment mettre ça en œuvre. Le revenu de base sera peut-être le tremplin qui va me permettre de trouver ce qu’il y a de mieux pour moi. » Travaillant dans ce domaine, elle est bien placée pour savoir que beaucoup de gens qui voudraient pouvoir se former pour se reconvertir n’en ont pas la possibilité, faute de prise en charge.

Bien qu’elle reste « plutôt sceptique » quant à la faisabilité du revenu universel à l’échelle nationale, Caroline y voit une mesure de justice sociale qui permettrait à certains de « vivre plutôt que de survivre », en même temps que la possibilité offerte à tout salarié de « se remettre en question ». Denis, qui s’y intéresse aussi de près depuis la présidentielle, continue d’en parler autour de lui, « aux pauvres comme aux riches », dans l’espoir de faire avancer l’idée.

*Comme avec nos confrères de Libération, les bénéficiaires ont souhaité rester anonymes, pour ne pas risquer d’être trop sollicités et pour pouvoir se confier plus librement.