« Nous voulons valoriser l’ancienne route des esclaves pour leur rendre hommage »
« Nous voulons valoriser l’ancienne route des esclaves pour leur rendre hommage »
Par Pierre Lepidi (envoyé spécial à Cotonou)
Une semaine à pied sur les traces des anciens esclaves du Dahomey (9/9). Le voyage de notre reporter s’achève après plus de 165 km de traversée du Bénin. Les autorités sont-elles prêtes à entretenir cette mémoire ?
Le jour venait de se lever quand j’ai laissé Ouidah derrière moi. Après avoir emprunté sur 125 km l’ancienne route des esclaves qui va d’Abomey à l’ancien port négrier, j’ai poursuivi la marche jusqu’à Cotonou. Sur une quarantaine de kilomètres, cette piste de sable file vers l’est en longeant l’Océan. Elle serpente entre les cocoteraies, les palmeraies et traverse de nombreux villages de pêcheurs. Après une pause d’une nuit dans le joli décor du Jardin Helvetia, un complexe hôtelier de quelques bungalows, j’ai rejoint la capitale économique. Cotonou se réveillait.
Selon l’Atlas of the Transatlantic Slave Trade publié par l’Université de Yale en 2010, plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants sont partis de Ouidah dans le cadre de la traite négrière, qui a été reconnue crime contre l’humanité par la France en 2001. Mais plus de deux siècles plus tard, que reste-t-il dans le sillage du Clotilda, ce navire négrier considéré comme le dernier à avoir accosté aux Etats-Unis en 1860 ?
« Retrouver une âme apaisée »
Aux abords de l’ancienne route, la grande majorité des habitants n’ignorent rien du passé de ce douloureux chemin. Ils en éprouvent du chagrin, de la tristesse et parfois de la gêne. Beaucoup aimeraient voir aujourd’hui les descendants d’esclaves revenir au Bénin – et pas seulement à Ouidah – afin de ressentir « les vibrations de la terre, le souffle et les émotions de leurs ancêtres », comme me l’a confié un ancien chef de village.
Les autorités béninoises semblent en avoir pris conscience. Comme le Sénégal avec l’île de Gorée ou le Ghana, qui depuis plusieurs années attirent les voyageurs en mettant en avant leur histoire, le Bénin ambitionne de devenir une place forte du tourisme mémoriel en Afrique. « Le potentiel est exceptionnel et ne demande qu’à être mis en avant, explique José Pliya, directeur de l’Agence nationale de promotion du patrimoine et du tourisme. Il est vrai que, dans le passé, cet aspect du développement touristique a été un peu oublié. Nous allons y remédier en valorisant cette route car c’est une façon de se souvenir de tous les esclaves qui l’ont empruntée et de leur rendre hommage. » Parmi les projets envisagés, on retiendra l’ouverture à Allada d’un musée consacré à Toussaint Louverture, héros de l’indépendance de Haïti, des travaux d’aménagement sur la route qui mène de la place Chacha à la Porte du non-retour de Ouidah, le développement d’une marina avec la reconstitution d’un navire négrier dans le port…
Les artistes participent également à ce devoir de mémoire. « Nos chansons parlent de la vie, de l’amour, d’union entre les peuples mais aussi de l’esclavage, relate Nayel Hoxo, chanteuse du groupe Bénin International Music (BIM), un nouveau collectif de musiciens béninois qui a réalisé son premier concert à Cotonou le 12 janvier. Cette thématique est notamment abordée dans une chanson qui s’appelle “Miwaé” [« nous voici »]. Elle raconte le dialogue entre un homme et une femme qui ont été sacrifiés et souhaitent retrouver une âme apaisée. »
Prénom générique
De l’autre côté de l’Atlantique, le thème de l’esclavage n’est pas occulté. Même s’ils sont exceptionnels, des hommages sont parfois rendus aux anciens esclaves. Le plus célèbre d’entre eux est Cudjo Lewis, originaire de Bantè, au centre du Bénin dont un buste à son effigie a été inauguré dans le quartier Africatown de la ville de Mobile (Alabama), en avril 2017. Sylviane Diouf, historienne spécialisée de la diaspora africaine et directrice d’un centre d’études sur l’esclavage à New York, retrace son histoire et celle des 110 hommes, femmes et enfants réduits en esclavage qui se trouvaient à bord du Clotilda dans Dreams of Africa in Alabama (éd. Oxford University), un ouvrage qui a notamment reçu le prix Wesley-Logan de l’American Historical Association.
Débarqué à Mobile le 8 juillet 1860, l’homme âgé de 20 ans est acheté par James Meaher, un puissant entrepreneur de la ville. Ne parvenant pas à prononcer son patronyme d’origine, Kazoola, le négrier le rebaptise Cudjo, prénom générique attribué aux garçons nés un lundi dans l’ethnie yoruba dont il est issu. Cudjo travaille à bord d’un bateau à vapeur dans des conditions abominables. C’est en avril 1865, à la fin de la guerre de Sécession, qu’il gagne sa liberté et choisit le patronyme de Lewis.
Avec d’autres esclaves affranchis, Cudjo Lewis demande alors à James Meaher de le renvoyer en Afrique, mais celui-ci s’y oppose tout comme il refuse de leur céder plusieurs parcelles. En rassemblant toutes leurs économies, les anciens esclaves du Clotilda parviennent finalement à acheter des terres et créent le quartier Africatown de Mobile, toujours debout aujourd’hui. Ce n’est qu’en 1868 que Cudjo Lewis obtient la citoyenneté américaine. Il se convertit au christianisme l’année suivante et participe à la construction de son église baptiste. Son buste érigé devant l’édifice y est encore visible. Marié à Celia Abile, embarquée comme lui à bord du Clotilda, il aura cinq fils et une fille.
Unique témoignage filmé
En 1928, l’écrivaine Zora Neale Hurston le rencontre pour recueillir ses confidences et même le filmer, fixant ainsi sur pelicule le seul témoignage connu à ce jour d’un Africain victime de la traite transatlantique. Cudjo Lewis s’éteint le 26 juillet 1935 à Mobile à l’âge de 95 ans. Symbole de la lutte pour l’égalité des droits, il repose au cimetière de la ville.
A l’instar d’autres Africains du Clotilda, il compte aujourd’hui de nombreux descendants. Ainsi du batteur, DJ et producteur américain Questlove (Ahmir Khalib Thompson de son vrai nom) qui s’est découvert en décembre 2017, lors de l’émission Finding your roots (« retrouve tes racines »), un aïeul qui fit la traversée de l’Atlantique sur le navire négrier. Comme Cudjo Lewis, il était parti d’Abomey pour rallier, 125 km au sud, la ville de Ouidah. C’est dans le sable de cette plage qu’ils ont laissé l’empreinte de leurs pas et dit adieu à l’Afrique.
Sommaire de notre série Une semaine à pied sur les traces des esclaves du Dahomey
D’Abomey à Ouidah, notre reporter a emprunté la route suivie en 1860 par Cudjo Lewis, le dernier esclave de la traite négrière vers les Etats-Unis.