La sécurité des bases militaires menacée par une application de jogging
La sécurité des bases militaires menacée par une application de jogging
Par Nicolas Six
La carte mondiale du jogging fait apparaître des bases militaires, dont certaines sensibles. L’armée américaine « analyse la situation pour déterminer si de nouvelles règles sont nécessaires ».
Une montre connectée a dévoilé l’emplacement de bases militaires américaines
Durée : 01:40
Des milliers de militaires utilisent Strava pour analyser leurs séances de jogging. Problème : certains laissent fuiter sur Internet le détail de leur parcours, relevé par leur bracelet GPS ou leur smartphone, des informations qui posent un problème de sécurité.
Strava, une application d’analyses de la performance sportive, a dressé une carte mondiale qui agrège les séances de jogging de ses millions d’utilisateurs. Cette dernière a été publiée en septembre, mais ce n’est qu’à partir samedi 27 janvier que plusieurs observateurs ont remarqué des zones d’activités inhabituelles, sur des bases américaines en Irak (Taji, Qayyarah, Speicher, et Al-Asad) mais aussi sur une position française au Niger (Madama).
La base française de Madama se détache très clairement sur la carte, on la retrouve en quelques secondes. / Strava
Des informations dangereuses
Cette découverte « donne une existence publique » à certaines bases sur lesquelles les autorités préfèrent rester discrètes, comme celle de Madama, explique Xavier Pasco, expert en questions spatiales et en sécurité à la Fondation pour la recherche stratégique. Par ailleurs, les trajets des joggeurs à l’intérieur de ces bases convergent souvent vers un point central, qui donne un indice sur la probable localisation des quartiers où résident les militaires. Une information qui inquiète Xavier Pasco :
« Si cela se vérifiait, cela représenterait une nouvelle vulnérabilité. Des choses habituellement cachées deviendraient apparentes. Les personnes qui préparent un attentat étudient soigneusement leur cible. Ils recherchent des informations sur la fréquentation, sur les routines de leurs ennemis. Ils étudient leur comportement en détail. Mais il leur manquera toujours des informations cruciales sur les effectifs de la base ou ses défenses. »
Sur cette base lybienne, on voit les trajets converger dans ce qui pourrait être le centre de la base. / Strava
Certaines pistes de jogging s’aventurent à l’extérieur de la base. Elles pourraient révéler des sentiers fréquemment utilisés par les militaires lors de déplacements. Les forces ennemies pourraient utiliser cette information pour mieux placer leurs mines ou mener des embuscades. Xavier Pasco nuance cette hypothèse :
« Les ennemis pourraient utiliser ces informations pour voir jusqu’où les coureurs s’aventurent. Mais cela ne constituerait qu’une source d’information parmi d’autres dans le processus de planification d’une attaque. Les militaires en poste en territoire hostile se savent surveillés. Ils appliquent des consignes de sécurité contre les embuscades. »
Les données fournies par Strava sont heureusement particulièrement imprécises. Elles sont anonymes. Impossible de suivre les habitudes d’un haut gradé. Elles ne contiennent aucune information temporelle, il est impossible d’extrapoler les horaires des militaires et les courses ne sont pas datées. La carte contenant des données qui peuvent remonter à plusieurs mois voire plusieurs années, les militaires peuvent parfaitement avoir fermé la base depuis.
Certains militaires postent des données précises
Pour vérifier l’existence d’une base, il faudrait, en outre, pouvoir récupérer des données plus précises : celles de sportifs ayant couru récemment dans cette base. Lorsqu’on parcourt l’annuaire des utilisateurs de Strava à la recherche de militaires, on en trouve des milliers. Certains mentionnent leur régiment et leur grade. Beaucoup publient la carte des séances de jogging, dont ils sont le plus fiers. Mais les militaires qui publient leurs séances en mission à l’étranger sont extrêmement rares.
Certaines observations restent toutefois possibles. En quelques minutes, nous avons pu déterminer qu’au mois de janvier un pilote de l’US Air Force a couru deux fois sur la base d’Okinawa depuis son hôtel, situé en bordure du camp. Cette base sensible est située à 600 kilomètres de Taïwan.
Le ministère de la défense américain a réagi. « [Nous] prenons cette affaire très au sérieux et nous analysons la situation pour déterminer si de nouvelles règles ou de nouvelles formations sont nécessaires », a expliqué un porte-parole du Pentagone dans les colonnes du Military Times. Le colonel John Thomas, porte-parole de l’Etat-major américain, a également déclaré au Washington Post que l’armée américaine étudiait la question.
Pour Xavier Pasco, c’est un « mouvement sans précédent » :
« Depuis quelques années, on assiste à la diffusion massive de données géolocalisées précises, non contrôlées par les gouvernements. Ces données, une fois croisées avec d’autres informations, comme des cartes satellitaires très fraîches, auxquelles on peut s’abonner, peuvent révéler des informations sensibles. Pour les gouvernements, l’enjeu sera de contrôler la diffusion des données géolocalisées. »
L’hypothèse fragile des bases secrètes
Nathan Ruser, l’étudiant qui a lancé l’alerte, samedi, ainsi que plusieurs médias américains ont vu dans ces taches de lumière au milieu du désert la preuve de l’existence de bases peu connues, voire secrètes. A l’appui de leur raisonnement, la surreprésentation des sportifs européens et américains parmi les utilisateurs de Strava. Pour M. Ruser, dans ces pays, « les seules personnes qui utilisent cette application sont le personnel militaire étranger ».
S’il est vrai que les populations locales au Maghreb et au Moyen-Orient utilisent très peu Strava, l’application compte, cependant, des utilisateurs dans le monde entier et, notamment, en Russie.
Les zones noires comportent très peu de joggeurs, les zones blanches énormément. / Strava Global Heatmap
Les bases qui apparaissent dans la carte de Strava pourraient également appartenir à d’autres groupes armés étrangers, nationaux ou locaux. Une partie des combattants d’Al-Quaida et de l’organisation Etat islamique (EI) ont été recrutés en Occident et pourraient être utilisateurs de Strava. Même si, comme le souligne Xavier Pasco, « ces organisations ont une culture de la discrétion qui les rend très méfiantes envers tout dispositif de communication ».