Lacina, 30 ans, sept ans à l’université de Ouagadougou et toujours aucun diplôme
Lacina, 30 ans, sept ans à l’université de Ouagadougou et toujours aucun diplôme
Par Morgane Le Cam (Ouagadougou, correspondance)
La classe africaine (18). Retards, sureffectifs, abandons… Les étudiants burkinabés sont durement affectés par le « chevauchement » des années universitaires.
Géomorphologie, cristallographie, géochimie… Concentré, Lacina Bafiogo, 30 ans, mémorise le schéma résumant les liens entre les différentes sciences. Ses cours sont soignés, mais les révisions pas vraiment acharnées. Cet étudiant en sciences de la vie et de la Terre à Ouaga 1, la plus grande université du Burkina Faso, est pourtant en pleine période d’examen. Mais il a tout son temps. « Je n’ai pas eu cours depuis juillet 2017 », explique-t-il. Voilà sept ans que Lacina Bafiogo est entré à l’université. Depuis, il se bat pour terminer sa licence. « Tout ça, c’est à cause du chevauchement des années universitaires », dénonce-t-il.
Ce problème, qui gangrène le système universitaire burkinabé depuis plus de quinze ans, est un casse-tête aux causes multiples qui, d’année en année, s’aggrave à mesure que les effectifs d’étudiants augmentent. Un cercle vicieux que les autorités peinent à rompre et qui fait qu’au sein d’une même année universitaire, plusieurs promotions se chevauchent : quand les nouveaux inscrits en licence 1 font leur rentrée, la promotion précédente n’a toujours pas terminé son année.
« Les nouveaux vont pouvoir commencer les cours, mais pour passer leurs examens, ils devront attendre que la promotion précédente ait eu ses résultats », explique Lacina Bafiogo. Si bien que les étudiants qui parviennent à passer leur licence en six ans s’estiment heureux. « On prend les années pour des semestres. Personne n’y comprend plus rien. Certains étudiants ne savent même plus en quelle année ils sont ! », poursuit l’étudiant.
Infographie "Le Monde"
25 000 places, 70 000 étudiants
Au-delà du retard que cela entraîne, le chevauchement pose un problème de volume, car les étudiants qui en sont victimes grossissent des effectifs déjà augmentés par l’arrivée des nouveaux bacheliers, toujours plus nombreux. Aussi le nombre d’étudiants dans le public a-t-il explosé, passant de 58 566 en 2013 à 82 587 en 2017. « Les infrastructures n’ont pas suivi, la gestion des scolarités s’est compliquée, le nombre de copies a augmenté », reconnaît Rabiou Cissé, le président de l’université de Ouaga 1.
Avec 70 000 étudiants pour environ 25 000 places assises, Ouaga 1 déborde et la construction d’amphithéâtres ne suffit pas à absorber les nouveaux arrivants. « Les dernières constructions datent de 2016, précise Bintou Sessouma, directrice générale de l’enseignement supérieur. Ce sont les pavillons K et L, qui ont ajouté 5 000 places assises. » Le 19 janvier, le président du Burkina Faso, Roch Marc Christian Kaboré, a aussi lancé les travaux d’une nouvelle unité de formation et de recherche en sciences et techniques à l’université Ouaga 2.
Selon Lacina Bafiogo, le passage au système LMD (licence-master-doctorat), en 2009, est responsable de tous ses maux. A cette date, tous les Etats membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) ont adopté le LMD. Les années ont été découpées en semestres, et le nombre d’examens (et de copies à corriger) multiplié par deux. « C’est un système trop exigeant pour nous », dénonce Lacina Bafiogo. Comme beaucoup d’étudiants, il milite pour sa suppression.
La classe africaine : état de l’éducation en Afrique
Durée : 01:56
Pour l’Etat, le LMD est nécessaire car il permet une harmonisation des diplômes à l’international. « On ne peut pas rester en dehors du système mondial, il faut que nos étudiants puissent se vendre à l’étranger, explique Bintou Sessouma. Nous n’avons pas mis tous les moyens pour le rendre opérationnel, mais nous y travaillons. Cette année, nous avons décidé de mettre en place une stratégie pour sortir du chevauchement. » Un conseil scientifique extraordinaire, chargé de faire des propositions concrètes, devrait être « opérationnel sous peu ». L’organisation d’un examen spécial, pour mettre à jour les promotions d’étudiants, est en discussion.
« C’est le hasard qui décidera »
En attendant, Lacina Bafiogo poursuit ses révisions au pied du manguier planté dans sa modeste cour. L’impatience se fait sentir. « On ne peut pas passer sept ans à compter sur les ressources de nos parents… Beaucoup abandonnent avant la fin car ils ne peuvent pas suivre », regrette-t-il. Selon le ministère de l’enseignement supérieur, le nombre d’inscrits en master 1 a chuté de près de 40 % en cinq ans, passant de 7 271 étudiants en 2013 à 4 317 en 2017.
Financièrement, Lacina Bafiogo fait comme il peut. Il habite avec deux autres étudiants dans un petit studio délabré d’à peine 20 m2, aux murs noircis, sans eau ni électricité : « On paie 10 000 francs CFA par mois à trois [15 euros]. Le propriétaire voulait faire des travaux, mais nous nous sommes arrangés avec lui pour qu’il ne les fasse pas, sinon le loyer serait monté à 17 500 francs CFA et nous n’aurions pas pu suivre. »
Mais Lacina Bafiogo ne veut pas baisser les bras. « Je rêve de devenir chercheur depuis l’enfance, afin de contribuer au développement de mon pays. Alors je ne vais pas abandonner. Je tente ma chance. » Quant à la date de fin de ses études, il n’y pense même pas. « Si déjà j’obtiens une licence en 2019, je serai content. Le reste, notre avenir et la fin des études, c’est le hasard qui décidera. » On peut étudier les sciences et être philosophe.