Affaire Cahuzac : l’avocat général fustige le « sentiment d’impunité » d’un « Rastignac »
Affaire Cahuzac : l’avocat général fustige le « sentiment d’impunité » d’un « Rastignac »
Par Franck Johannès
Le parquet a requis, mardi, la confirmation en appel de la peine de trois ans de prison contre M. Cahuzac, condamné en première instance pour fraude fiscale.
Jérôme Cahuzac, ancien ministre du budget de François Hollande, a été condamné en décembre 2016 à trois ans de prison et cinq d’inéligibilité pour fraude fiscale et blanchiment. / JEAN-PIERRE MULLER / AFP
Monsieur l’avocat général n’a pas été tendre – il est vrai que ce n’est pas vraiment son rôle. Mais Jean-Christophe Muller, qui a requis, mardi 20 février, la confirmation du jugement de Jérôme Cahuzac, condamné le 8 décembre 2016 à trois ans de prison et cinq d’inéligibilité pour fraude fiscale et blanchiment, a choisi des mots cruels : « Il y a une ironie terrible de voir que vous, qui aviez à cœur de vous battre contre la fraude fiscale, votre plus grande contribution n’a été ni votre action de parlementaire, ni de président de la commission des finances, ni de ministre du budget. Votre plus grande contribution a été votre procès. Vous pensiez incarner l’intérêt général, la loi. En définitive, vous serez une jurisprudence. »
L’avocat général a un peu la voix de Michel Serrault et des petits bristols plein son pupitre, et il s’est davantage attaché à la psychologie de l’ancien ministre qu’aux détails du dossier, d’ailleurs soigneusement explorés par le président Dominique Pauthe. « Vous vouliez tout et son contraire, en même temps, assure Jean-Christophe Muller, faire fortune d’un côté, s’engager dans les finances publiques du pays, dissimuler de l’argent et donner des leçons de droit fiscal. D’où vient cette confusion généralisée ? » Il a la réponse : « Des tréfonds de la personnalité » de Jérôme Cahuzac, où il voit « quelque chose de plus noir, un sentiment d’impunité : on se croit à l’abri, on peut se permettre de faire une chose et son contraire. »
Madame Bovary, Rastignac et les Thénardier
C’est pour le magistrat « la clé de lecture » de l’affaire : « au-delà des mensonges réitérés, ce sentiment d’impunité fait l’originalité de ce dossier et en explique le retentissement. » Impunité et impudence, pour un homme qui croit « qu’il serait scandaleux de priver la France d’un tel talent » et que l’avocat général compare (un peu sommairement) aux naufrages du cardinal Mazarin ou de Fouquet. Après avoir balayé trois questions juridiques, Jean-Christophe Muller a jugé que « Patricia Cahuzac fraudait comme Madame Bovary allait acheter des étoffes ; lui, comme Rastignac – “Paris me voilà !” – et le couple se rapproche plus des Thénardier : non content de frauder le fisc, ils fraudaient entre eux aussi » – allusion au compte ouvert par Mme Cahuzac dans le dos de son mari.
Sur le principal moyen de défense de l’ancien ministre, l’avocat général ne sait pas trop. L’argent du compte suisse était-il destiné à la campagne de Michel Rocard ? Deux éléments plaident en ce sens. « La période était propice », faute de financement public des partis, et « les sommes qui ont été maintenues sur le compte », auxquelles Jérôme Cahuzac n’a pas touché. A l’inverse, il note la similitude des dépôts des laboratoires pharmaceutiques et les propres versements du chirurgien. C’est un peu court, et le magistrat en convient : « Jérôme Cahuzac ne donne pas aujourd’hui les moyens de nous faire une opinion tranchée. » Peu importe, « c’est sans conséquence sur la constitution de l’infraction ».
« Un chiffre qui fait froid dans le dos »
Il faut même « s’abstraire de l’origine des fonds qui a polarisé l’attention », estime le parquet général. Quant à la détresse du prévenu, qui se fait injurier à chaque pas, « on veut bien l’entendre, ainsi que la rancœur qui est la sienne, son amertume vis-à-vis de ses anciens amis politiques. Mais Jérôme Cahuzac aurait dû méditer la phrase de Churchill : “Si vous voulez de la reconnaissance et de la fidélité, évitez la politique et achetez-vous un chien.” »
Il était encore temps pour Jérôme Cahuzac de régulariser ses avoirs, en allant voir la « cellule de dégrisement fiscal », créée en 2009 par Bercy. La cellule a d’ailleurs recueilli 51 000 déclarations d’évadés fiscaux, « un chiffre qui fait froid dans le dos », pour un total de 32 milliards d’euros rapatriés en France. Et l’avocat général de s’attaquer à la défense des espèces oubliées : « Le montant de la fraude fiscale, évaluée par vos services, monsieur Cahuzac, est de l’ordre de 60 à 100 milliards d’euros. Et le déficit budgétaire du pays de 70 à 80 milliards d’euros, alors que vous étiez en charge de la politique fiscale de la France. »
« La confiance d’un pays dans ses dirigeants est fragile et a été détruite »
La culpabilité de l’ancien ministre est, pour lui, « à l’évidence établie ». Reste à fixer la peine. Dont l’une des fonctions consiste « à restaurer l’équilibre social, qui a été rompu, durement et durablement ». Certes, l’emprisonnement ne doit être prononcé qu’« en dernier recours », « mais la peine, pour être juste, doit être proportionnelle ». Jérôme Cahuzac avait dit au premier jour du procès qu’il avait peur d’aller en prison et d’infliger cette peine à sa famille. « Cette peine est infligée à 68 000 personnes et à 68 000 familles, a tranché l’avocat général. La confiance d’un pays dans ses dirigeants est fragile et a été détruite. » Il demande donc trois ans de prison – Jérôme Cahuzac en risquait cinq, et même sept pour une partie du dossier. Au-dessous de deux ans, la peine est aménageable et permettrait à l’ancien ministre d’éviter la prison.
« Vous avez cité Bernanos : “Il est très difficile de se pardonner”, a ajouté l’avocat général. La suite de la citation est : “mais il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier.” On ne peut s’oublier, et se faire oublier, que quand on a accepté sa peine, quand les comptes sont soldés. »