« La Caméra de Claire » : l’échappée cannoise d’Hong Sang-soo
« La Caméra de Claire » : l’échappée cannoise d’Hong Sang-soo
Par Mathieu Macheret
Le cinéaste sud-coréen a tourné son film pendant le Festival avec la complicité d’Isabelle Huppert.
Certains cinéastes sont loués pour leur maîtrise, cette capacité à dominer le moindre paramètre de leur création. Avec Hong Sang-soo, divine exception dans le paysage cinématographique sud-coréen, il s’agirait plutôt de « déprise », soit une forme d’ouverture (aux quatre vents) et de largesse qui rend son cinéma si léger, quand bien même il déboucherait sur des abîmes de tristesse. La Caméra de Claire – qui sort en France deux mois seulement après Seule sur la plage la nuit – fait partie de ces « rêves de film » nés spontanément, germés et accomplis dans un même élan, comme on brosse une esquisse en deux temps trois mouvements. Tournée en catimini pendant l’édition 2016 du Festival de Cannes, avec la complicité d’Isabelle Huppert (une nouvelle fois après In Another Country en 2012), cette courte bande, presque inconséquente, semble pourtant la concrétisation d’une utopie : celle de filmer comme on respire, comme on pense, comme on souffre ou comme on chante.
Le film se présente comme une nouvelle étude des turpitudes amoureuses, avec ses motifs habituels d’hésitation et de déshérence, familiers de l’univers intime du cinéaste. Mais son déplacement à l’étranger, sur la Côte d’Azur, lui donne une coloration nouvelle, ainsi qu’une certaine distance réflexive, qui tranche avec la noirceur et le désespoir de ses précédents films. La Caméra de Claire, illuminée par le printemps méridional, a la limpidité de trait, la clarté éclatante et les motifs papillotants d’un Matisse période niçoise.
Pendant le Festival de Cannes, sous le pavillon sud-coréen, Manhee (Kim Min-hee), une jeune employée, est licenciée sans ménagement par sa patronne, Nam (Chang Mi-hee), d’âge mûr. Ce geste arbitraire révèle une jalousie qui ne dit pas son nom, puisque les deux femmes aiment ou ont aimé le même homme : So Wansoo (Jung Jin-young, troublant sosie de Hong Sang-soo), un réalisateur alcoolique et débonnaire, venu présenter son dernier film. Claire (Isabelle Huppert), une Française en goguette, rencontre les trois membres de ce trio disloqué et les prend tour à tour en photographie. Ses images circulant de l’un à l’autre permettent aux Coréens de se reconsidérer mutuellement et de faire évoluer leur relation à distance.
Cadre presque enchanteur
De par sa simplicité, sa brièveté et son indétermination flottante, ce dernier film de Hong Sang-soo pourrait facilement passer pour une récréation. Mais l’essentiel est précisément là : dans ce geste synthétique qui condense les données de son cinéma et n’en conserve plus que la grâce instantanée, ce « petit rien » des rencontres et du hasard, des conversations à bâtons rompus et de la gêne ordinaire, qui touche au cœur des relations humaines et de leur profonde incongruité.
Le film se concentre plus particulièrement sur les relations féminines, selon deux axes contraires : d’un côté, la rivalité amoureuse entre Nam et Manhee, qui ouvre une brèche de ressentiment ; de l’autre, l’amitié désintéressée de Manhee et Claire, qui soigne les plaies ouvertes. Le décor cannois offre au récit un cadre presque enchanteur, avec ses murs jaune « brioche », l’azur profond du littoral, son morceau de plage perdue et son dédale de rues qui transforme le chassé-croisé entre les personnages en un singulier jeu de piste – comme s’ils étaient seuls au monde.
Dans ce jeu charmant, où l’on communique entre étrangers dans un anglais approximatif (et source de malentendus burlesques), le personnage de Claire revêt une fonction quasiment magique. D’abord parce que son affabilité et sa douceur ont un effet guérisseur sur la pauvre Manhee, victime des circonstances – douceur qui dissimule en fait un drame personnel déchirant.
Mais surtout, peut-être, parce qu’elle fonde en ses photographies un pouvoir secret, mais considérable, celui de transformer les êtres et les choses. Et ses images modifient bel et bien la réalité, du moins sentimentale, de la situation, puisqu’elles rappellent à chacun la présence d’un autre qu’il croyait absent. « La seule façon de changer les choses est de les regarder très lentement une fois encore », confie Claire à Manhee, sur le lieu même de son licenciement. Fable idéaliste sur le regard, La Caméra de Claire nous apprend ainsi, incidemment, que la vérité du monde ne se situe peut-être pas ailleurs que dans l’œil de celui qui prend le temps de l’observer.
Film sud-coréen et français de Hong Sang-soo. Avec Isabelle Huppert, Kim Min-hee, Chang Mi-hee, Jung Jin-young (1 h 09). Sur le Web : www.jour2fete.com/distribution/la-camera-de-claire