L’Ethiopien Eskinder Nega, « coupable de journalisme, pas de terrorisme »
L’Ethiopien Eskinder Nega, « coupable de journalisme, pas de terrorisme »
Par Emeline Wuilbercq (Addis-Abeba, correspondance)
L’Ethiopie à cran (3). Libéré de prison en février à la faveur d’une amnistie gouvernementale, le journaliste se dit prêt à reprendre la plume.
Quand le journaliste Eskinder Nega et d’autres prisonniers ont été relâchés, le 14 février, une foule enthousiaste les attendait à la sortie de la prison de Kaliti, en périphérie de la capitale Addis-Abeba. La veille, à Adama, à 90 km, des milliers de jeunes célébraient la libération de leur « héros » Bekele Gerba, une figure de l’opposition éthiopienne. « On ne méritait pas un tel accueil. Mais les gens ne nous célébraient pas. Ils exprimaient leur espoir de changement. Nous étions juste un symbole », raconte, ému, Eskinder Nega. Depuis sa sortie de prison après plus de six ans de détention, un ballet discontinu de supporteurs égaye sa résidence d’Addis-Abeba.
Alors que ses geôliers ont bien tenté de lui arracher de fausses confessions, Eskinder Nega a été relâché, comme des milliers de prisonniers depuis janvier, dans le cadre d’une amnistie gouvernementale. « Je ne m’y attendais pas du tout », reconnaît cet homme long et mince, flanqué d’une veste de costume trop grande. Eskinder Nega, 48 ans, est un habitué des prisons éthiopiennes. Il y a été enfermé « huit ou neuf fois ». En 2012, il avait été condamné à une peine de dix-huit années d’emprisonnement pour « haute trahison et infractions liées au terrorisme ».
« Lettre du goulag »
Juste avant sa condamnation, il avait dénoncé dans un article en ligne l’absence de liberté d’expression dans son pays. Sa carte de presse lui avait été retirée quelques années plus tôt. « J’étais coupable de journalisme, pas de terrorisme. Le gouvernement éthiopien utilise ce mot pour museler les dissidents », déplore-t-il. Les Etats-Unis s’étaient alors dits « profondément déçus. » Amnesty International l’avait qualifié de « prisonnier d’opinion ». « Je n’ai jamais choisi d’être défenseur des droits humains. J’ai été forcé d’agir ainsi car je ne pouvais pas pratiquer le journalisme dans mon pays en raison de l’absence de démocratie », poursuit-il.
Aujourd’hui, il est prêt à reprendre la plume. Pendant plusieurs années, il n’en a pas eu le droit. Il ne pouvait écrire que sur des emballages en carton. De lessive, de biscuits, de tout ce qu’il pouvait trouver en prison. C’était sa punition quand certains de ses articles fuitaient, notamment sa « Lettre du goulag de l’Ethiopie » publiée dans le New York Times en 2013. « Ils ont confisqué mes livres. Je n’avais pas de papier, on faisait entrer des stylos clandestinement », explique-t-il.
La seule distraction de ce chrétien orthodoxe était la lecture de la Bible et la prière. Il ne pouvait pas voir sa famille qui vit aux Etats-Unis, profondément marquée par sa captivité. « Mon fils est né en prison, en plein cœur du combat », précise-t-il. Sa femme, la journaliste éthiopienne Serkalem Fasil, a passé dix-sept mois derrière les barreaux entre 2005 et 2007.
« Prêcher la paix »
Le combat d’Eskinder Nega est désormais de militer en faveur d’une « transition pacifique vers la démocratie » dont son pays a grand besoin, affirme-t-il. Cela ne lui semble pas impossible. « Il se passe quelque chose au sein de la coalition au pouvoir qui n’existait pas il y a six ans. Le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens [EPRDF, au pouvoir depuis vingt-sept ans], qui m’a emprisonné, n’était pas intéressé par la démocratie. » Il va même jusqu’à comparer la dynamique interne à la coalition à celle qui existait au sein du Parti communiste de l’Union soviétique avant sa chute, et au Parti national d’Afrique du Sud au moment de la libération de Nelson Mandela.
Contrairement à de nombreux observateurs de la vie politique éthiopienne, il n’est pas suspendu à l’annonce de la nomination du premier ministre qui devrait avoir lieu dans les prochains jours. « C’est ce que va décider la coalition ensuite qui compte », analyse-t-il. Celle-ci détient la totalité des sièges à la chambre basse du Parlement. Eskinder Nega estime que le gouvernement devrait engager des négociations avec tous les partis d’opposition, y compris ceux considérés comme illégaux. « Je pense que cela mettrait un terme à une violence désastreuse. Ce n’est pas la voie vers la démocratie. Les moyens sont aussi importants que la fin », ajoute-t-il, faisant référence aux usines et bus incendiés par des manifestants en colère.
Eskinder Nega estime qu’il faut éduquer les jeunes à la non-violence : « Il y a des gens que cette jeunesse peut écouter et qui peuvent prêcher la paix. Si je suis qualifié, je serais ravi d’en faire partie. » Mais cela doit être temporaire car « la solution [à la crise] est politique », et non militaire d’après le journaliste, qui pense que l’état d’urgence, entériné par le Parlement le 2 mars, ne va imposer qu’une brève période d’accalmie. « Il ne s’agit pas d’une paix qui vient d’en bas, prévient-il. Quand elle est imposée par le haut, elle ne dure pas. »
Sommaire de notre série « L’Ethiopie à cran »
Entre état d’urgence et signes d’ouverture, Le Monde Afrique prend le pouls d’un pays qui vit une période charnière.