Procès de Tarnac : de l’art de fabriquer une menace et de la dégonfler
Procès de Tarnac : de l’art de fabriquer une menace et de la dégonfler
Par Henri Seckel
Acheter une ferme en Corrèze ou franchir illégalement une frontière sont-ils des signes de radicalisation ? L’accusation l’insinue. Au deuxième jour d’audience, les prévenus se sont attachés à le réfuter.
Julien Coupat, à Paris, au deuxième jour du procès de Tarnac. / ALAIN JOCARD / AFP
Julien Coupat et Yildune Lévy ont-ils saboté une ligne de TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 ? Ce qui est sûr, c’est qu’en 2005, Julien Coupat et ses amis ont fait l’acquisition d’une vieille bâtisse en Corrèze, et que certains ont trouvé ça suspect. Jean-Claude Marin, par exemple. A l’époque, le procureur de Paris avait présenté la ferme du Goutailloux comme « un lieu d’endoctrinement, une base arrière aux actions violentes ».
Au deuxième jour du procès de Tarnac, mercredi 14 mars, Corinne Goetzmann montre une photo du lieu. La présidente du tribunal, qui manifestement ne manque pas de second degré, souhaite interroger les prévenus pour déterminer si « cette propriété agricole était une base logistique ou une propriété agricole. » Rires dans la salle. La photo apparaît sur les écrans. « Voilà donc la base logistique. » Rires. « Quel était votre projet en vous installant ici ? » La question est légère ; les réponses, non.
Julien Coupat fait de nombreux détours : « La seule chose qu’il y a dans ce dossier, c’est une trame de suspicion, dit-il. Je ne vais pas me défendre d’un récit que je juge délirant d’un bout à l’autre. » « Il n’y avait rien de suspicieux dans ma question, se défend la présidente. Votre point de vue est très précieux, il nous permet de ne pas statuer que sur les éléments de la procédure. » Julien Coupat, blasé : « Si je vous dis “nous avons mis notre argent en commun pour acheter une ferme”, vous allez me dire “c’est pas très convaincant”. Evidemment, vous avez vingt-sept mille pages d’un dossier qui vont ont convaincue du contraire ! »
« Une construction du regard »
Il poursuit : « Il y a des gens qui ont des désirs communs, une amitié, des activités agricoles, et ils décident de prendre un bâtiment ensemble. Ça ne me paraît ni fou ni suspect. Par contre, il y a une façon de poser les questions qui témoigne du petit récit qu’on cherche à faire passer. Une suspicion sur une activité aussi anodine que l’acquisition d’une ferme me paraît mal placée. »
Benjamin Rosoux — poursuivi pour refus de prélèvement d’ADN — se lève à son tour, pour s’en prendre au cliché présenté : « Le mec de l’antiterrorisme qui se gare loin et qui crapahute pendant trois kilomètres dans la forêt pour prendre une photo au téléobjectif depuis la crête, alors qu’il y a une route qui passe juste devant la ferme… Rien que dans le fait de soumettre ce type de photos, on voit bien qu’il y a une construction du regard. C’est une forme de mise en scène délirante. » « Le tribunal a bien compris le message, on peut passer à autre chose », conclut Corinne Goetzmann.
« Des branquignolles s’enfonçant dans la neige »
Julien Coupat et Yildune Lévy ont-ils saboté une ligne de TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 ? Ce qui est sûr, c’est qu’en janvier 2008, ils ont franchi clandestinement la frontière du Canada vers les Etats-Unis en passant par les bois, qu’ils ont retrouvé des anarchistes à New York, et que certains ont trouvé ça suspect.
Yildune Lévy se rappelle surtout un « voyage en amoureux » au Canada, et un passage « presque par hasard » aux Etats-Unis, où ils n’avaient pas prévu d’aller, faute de passeport biométrique — ils refusaient, à l’époque, de se soumettre à cette « façon de traiter tout le monde comme un criminel ». Des amis au Canada leur disent qu’entrer aux Etats-Unis n’est pas bien compliqué. « On a pris ça comme un pied de nez », se souvient la jeune femme. Des terroristes en puissance franchissant une frontière illégalement ? Non, « des branquignolles s’enfonçant dans la neige avec leurs valises de couillons de touristes ».
A New York, ils rejoignent des connaissances. L’accusation évoque des « réunions internationales ayant pour objet de préparer des actes de dégradation ». « On a retrouvé des gens de toute la terre avec qui on a eu des discussions, corrige Yildune Lévy. Les Américains disaient qu’ils galéraient pour trouver des lieux collectifs, les Japonais racontaient qu’ils n’osaient même pas sortir de chez eux à cause d’arrestations arbitraires, etc. » « Donc ce n’était pas une réunion conspirative d’anarchistes qui préparaient des attentats contre la SNCF », conclut la présidente. Rires.
« Créer cette espèce d’ambiance… »
Julien Coupat et Yildune Lévy ont-ils saboté une ligne de TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 ? Ce qui est sûr, c’est qu’on a retrouvé dans leurs affaires des photos d’un centre de recrutement de l’armée américaine à Times Square prises par Yildune Lévy, et que certains ont trouvé ça suspect. Deux mois après leur passage à New York, une grenade était lancée contre ce centre, occasionnant des dégâts matériels.
« Qu’on continue à rapprocher ces photos de l’attentat de Times Square, c’est indécent, s’agace Yildune Lévy. Rappeler ça en permanence pour créer cette espèce d’ambiance… » La jeune femme explique pourquoi elle a photographié ce bâtiment : « Ce centre de recrutement, en plein Times Square, avec des lumières partout, c’était Disneyland, c’était étonnant de voir quelque chose comme ça. D’ailleurs il y avait trente personnes à côté de moi avec leur appareil quand j’ai fait cette photo. » Surtout, insiste-t-elle, on a soigneusement sélectionné ce cliché au milieu d’un tas d’autres. « J’ai pris plein de photos de touristes, des photos des tours. Moi, la seule tour dans laquelle j’étais jamais montée, c’étaient les Mercuriales, dans le 20e. » La présidente conclut : « Aucun élément du dossier ne permet d’affirmer qu’il y ait un lien entre vous et la commission de l’attentat de Times Square. »
« Lecture paranoïaque a posteriori »
Julien Coupat et Yildune Lévy ont-ils saboté une ligne de TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 ? Ce qui est sûr, c’est qu’on a retrouvé dans leurs affaires une liste griffonnée par Julien Coupat, et que certains ont trouvé ça suspect. La voici : « Gants 25 000 W (Raph), scotch, pince, barbour-caban, tubes + ficelles, essai, 2e paire de gants, frontale, livre, acétone-dégraissant ». « Gants », « scotch », « tubes », « frontale » : de quoi hisser, de nuit, un crochet en fer sur une caténaire ? « Il faut toute la capacité de lecture paranoïaque a posteriori des services de renseignement pour y voir un kit de sabotage », raille Julien Coupat, qui précise que cette liste a été rédigée plus d’un an avant les faits qui lui sont reprochés. « C’est une liste normale, on fait des réunions avec les amis avant que quelqu’un aille en ville, Untel dit “j’ai besoin de ci, j’ai besoin de ça” ; Untel dit “ramenez un caban.” Manifestement, quelqu’un avait besoin de gants. Au Goutailloux, il y a une ligne de 40 000 V. Et ça donne ça. »
Il rappelle surtout qu’au même moment ont été retrouvées sept autres listes. Sur l’une d’elles, dit la présidente, on lit notamment « bouteille de gaz » et « vélo ». Julien Coupat s’esclaffe : « Alors là, on a le scénario d’un attentat à bicyclette ! » Sur une autre liste, « thermomètre professionnel de boulangerie ». « Avec ça, clairement, on prépare un attentat qui devrait permettre de détruire la moitié du territoire français. N’est-ce pas M. Christen ? » Le procureur soupire. En deux après-midi, il en a déjà pris plein la tête. Plus que dix jours d’audience.