La première ministre britannique, Theresa May, a annoncé le 14 mars la « suspension des contacts bilatéraux avec Moscou ».  / TOBY MELVILLE / AFP

Le dialogue semble rompu entre Londres et Moscou après l’empoisonnement, sur le sol britannique, de l’ex-agent double russe Sergueï Skripal. Alors que le Royaume-Uni continue de désigner la Russie comme le coupable évident de cette « tentative d’assassinat », le Kremlin exige des preuves, ou des excuses, « à ces accusations infondées ». 

Après quinze jours d’enquête, que sait-on de l’affaire qui provoque une importante crise diplomatique entre les deux pays, et relance le bras de fer entre la Russie et l’Union européenne, soutenue par les Etats-Unis ?

  • Retrouvés inconscient à Salisbury

L’affaire débute le 4 mars à Salisbury, dans le sud-ouest de Londres. Un homme et sa fille sont retrouvés inconscient sur un banc, sans blessure apparente, et sont hospitalisés « dans un état critique ». L’événement prend immédiatement une tournure politique à la lumière de l’identité de la victime : Sergueï Skripal, 66 ans, est un ancien colonel du service de renseignement russe réfugié au Royaume-Uni.

Arrêté en 2004 par le FSB (le service fédéral de sécurité russe), celui qui est à l’époque un espion russe avoue avoir été recruté par les services de renseignement britanniques neuf ans plus tôt et avoue leur avoir livré l’identité de plusieurs dizaines d’agents secrets russes opérant en Europe, contre plus de 100 000 dollars (78 000 euros de l’époque).

En 2006, l’agent double est condamné par la Russie pour « haute trahison » à treize ans de camp, et son titre de colonel retiré. Après avoir été échangé, avec trois autres agents russes, contre dix agents dormants du Kremlin installés aux Etats-Unis, Il se réfugie au Royaume-Uni, en 2010.

Sergueï Skripal lors de son procès, à Moscou, en 2006. / YURI SENATOROV / AFP

  • Le Novitchok à l’origine de l’empoisonnement

Moins de deux jours après la découverte des victimes, la police britannique annonce que Sergueï Skripal et sa fille sont « soignés pour une exposition présumée à une substance toxique », et la thèse de l’empoisonnement s’impose parmi les responsables politiques britanniques. Elle est renforcée par la contamination de deux policiers, qui ont dû être soignés pour des « symptômes légers », et les traces de contaminations découvertes dans un restaurant où l’ancien espion russe et sa fille avaient déjeuné.

Après une semaine d’enquête, le 12 mars, la police britannique identifie la substance qui aurait servi à leur empoisonnement : il s’agit du Novitchok, un agent neurotoxique innervant — qui rompt la connexion entre le système nerveux et les muscles, empêchant progressivement la victime de respirer.

Développé par des chercheurs de l’Union des républiques socialistes soviétique (URSS) dans les années 1970 et 1980 — il n’a pas d’autre origine connue —, il est considéré comme cinq à dix fois plus létal que les deux autres agents innervants les plus connus, le gaz sarin et le VX. Son existence avait été découverte par la communauté internationale au début des années 1990, malgré les engagements de l’URSS à mettre fin à son programme chimique.

  • La Russie, coupable désigné du Royaume-Uni

L’identification de ce poison fait de la Russie le coupable évident aux yeux du Royaume-Uni, qui pointait déjà Moscou du doigt depuis plusieurs jours. Le 12 mars, Theresa May, la première ministre britannique, lance un ultimatum à la Russie pour qu’elle apporte des explications.

Le ton est d’autant plus dur que la tension monte depuis des mois entre les deux pays. Multiples approches d’avions ou navires russes dans les eaux territoriales britanniques ; accusations d’« ingérences » russes, par les réseaux sociaux, dans la campagne du référendum sur le Brexit ; responsabilité de la cyberattaque destructrice NotPetya en juin 2017… Les griefs de Londres à l’égard de Moscou sont nombreux.

Et l’affaire n’est pas sans rappeler d’autres éliminations d’opposants politiques russes sur le sol britannique. Déjà, en 1978, en pleine guerre froide, le dissident bulgare Georgi Markov est empoisonné à Londres par une dose de ricine, un poison plus puissant que le cyanure.

En 2006, Alexandre Litvinenko, un opposant russe et ex-agent du KGB (service secret russe, devenu FSB en 1995), est empoisonné au polonium 210, une substance radioactive extrêmement toxique produite en Russie. Sa veuve a ainsi déclaré que l’empoisonnement de Sergueï Skripal avait des airs de « déjà-vu ».

  • Crise diplomatique entre Londres et Moscou

Le 14 mars, après expiration de l’ultimatum lancé à Moscou, Theresa May dénonce une « tentative d’assassinat » et condamne un « affront à l’interdiction de l’usage des armes chimiques ». Pour elle, l’absence de réponse de la Russie et l’usage du Novitchok excluent toute autre « conclusion que celle qui désigne l’Etat russe comme coupable ». Mme May annonce plusieurs sanctions pour répliquer à ce que le président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des communes, Tom Tugendhat, a qualifié « d’attentat russe ».

Si Londres assure que le dialogue n’est pas rompu, Theresa May a tout de même décidé de suspendre les contacts bilatéraux avec Moscou, d’expulser vingt-trois diplomates russes (sur les cinquante-neuf présents au Royaume-Uni), de retirer l’invitation adressée au chef de la diplomatie Sergueï Lavrov, et annonce que la famille royale britannique ne se rendra pas à la Coupe du monde de football en Russie.

Dans une déclaration commune, le 15 mars, le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Etats-Unis et la France ont estimé que la responsabilité russe était la seule explication « plausible » de l’empoisonnement. Les quatre puissances ont demandé dans la foulée à Moscou « toutes les informations » sur son programme chimique.

Le gouvernement britannique a demandé à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) de mener des examens indépendants dans ses laboratoires sur les échantillons recueillis sur place.

  • Du « grand n’importe quoi », pour la Russie

Dès le 9 mars, la Russie, par la voix de son ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, avait dénoncé de la « pure propagande ». A l’ultimatum de Theresa May, le Kremlin assure que « la Russie n’a aucun rapport avec ce qui s’est passé en Grande-Bretagne » et insiste sur l’absence de preuve impliquant formellement la Russie. Les autorités russes se déclarent également ouvertes « à toute coopération pour une enquête sur les causes de l’incident ».

Après les sanctions décidées et annoncées par Theresa May, Moscou réplique en expulsant à son tour vingt-trois diplomates britanniques et en mettant fin aux activités du British Council en Russie, l’organisme international britannique pour les relations culturelles et l’éducation.

Après quinze jours de silence et au jour de sa réélection à la tête de la Russie, dimanche, Vladimir Poutine a fait écho à ses dénégations, qualifiant les accusations britanniques de « grand n’importe quoi ». Le président russe a souligné que la Russie avait « détruit toutes ses armes chimiques » :

« La première chose qui me vient à l’esprit, c’est que si un gaz chimique militaire existait, les gens seraient morts sur le coup. C’est évident. (…) La deuxième chose, c’est que la Russie ne dispose pas de ce type de moyens. Nous avons détruit toutes nos armes chimiques sous la supervision d’observateurs internationaux. »

Une réponse que Boris Johnson, chef de la diplomatie britannique, a qualifiée de « stratégie classique de la Russie qui consiste à essayer de cacher l’aiguille de la vérité dans une botte de foin de mensonges et d’obscurcissement ».