Thomas Demand vit à Los Angeles, où il construit ses maquettes (ici dans son atelier en 2015). Un catalogue raisonné de son travail paraît en mai chez MACK. / BRIGITTE LACOMBE

Ce casier n’est pas un casier, cet escalier n’est pas un escalier. Depuis le milieu des années 1990, le photographe allemand Thomas Demand, qui réalise une « Carte blanche » pour M, trouble le monde de la photographie avec ses vraies fausses images. Elève indiscipliné, il a pris à rebours l’enseignement de ses professeurs de l’académie de Düsseldorf, Bernd et Hilla Becher, connus pour leurs austères portraits de châteaux d’eau. « L’objectivité, je l’ai jetée par-dessus bord, dit-il tout sourire. Je suis artiste, pas documentariste ! » Son travail, néanmoins, se situe dans cette fragile articulation entre réalité et fiction. Les photos de Demand sont le fruit d’un patient travail de construction. Le procédé n’a pas varié en vingt ans.

« La photographie n’est pas une réalité, mais une représentation qu’il faut déchiffrer. » Thomas Demand

A partir d’images d’archives de journaux, il réalise d’abord une maquette en papier et en carton – grandeur nature – d’un lieu dénué de présence humaine, et généralement chargé d’histoire. Au catalogue : l’atelier de Matisse, la salle de contrôle de la centrale de Fukushima, le bunker d’Hitler, le tunnel du pont de l’Alma fatal à Lady Di, mais aussi des « non lieux » familiers, des bureaux froids et anonymes qui rappellent les entreprises déshumanisées. Pour accentuer la vraisemblance du décor, l’artiste peaufine l’éclairage. Passée la prise de vue, la maquette si soigneusement confectionnée pendant deux à trois semaines est immédiatement détruite.

« Presidency I », 2008. / THOMAS DEMAND, VG BILD-KUNST, BONN/ADAGP, PARIS

Est-ce du vrai ou du faux ? L’illusion est quasi parfaite. Si Thomas Demand aime ainsi instiller le doute, c’est que lui-même se méfie d’un média si souvent utilisé comme arme de propagande. « L’art doit vous rendre conscient que ce que vous voyez est toujours une construction, professe-t-il. La photographie n’est pas une réalité, mais une représentation qu’il faut déchiffrer. » Et de poursuivre : « Vous devez apprendre à douter de tout. Ce que représente une photo compte moins que la source. Qui vous l’envoie ? Dans quel but ? Voilà les bonnes questions ! » Une hygiène du regard précieuse à l’ère des fake news et des photomontages.

« Daily 28 », 2017. / THOMAS DEMAND, VG BILD-KUNST, BONN/ADAGP, PARIS

Pour sa « Carte blanche », Thomas Demand s’est concentré sur des détails qu’il ne montre habituellement jamais. « Avant de détruire une maquette, confie-t-il, je prends des photos avec un petit appareil, juste pour moi. C’est comme un ultime coup d’œil avant démolition. » Selon lui, les détails ont le pouvoir de raviver la mémoire immédiate. Des casiers anonymes ? Pour Demand, ils évoquent une école américaine, de celles qui sont régulièrement endeuillées et réveillent le sempiternel débat sur la vente libre des armes à feu. Un éboulement de pierres ? Il fait le lien avec les destructions quotidiennes en Syrie. Deux portes entrebâillées sont celles que tout journaliste doit forcer pour avoir accès à l’information. Quant aux violons suspendus chez un luthier, ils rappellent que la seule chose que l’intelligence artificielle ne peut façonner, c’est l’instrument de musique. Un escalier ? à vous de trouver…

Lire aussi : Les prouesses de Thomas Demand, illusionniste de la photo et de la vidéo

« The Complete Papers », de Thomas Demand, MACK, 99 €, à paraître en mai.