C’est une audience un peu particulière qui s’est tenue lundi 9 avril, en début d’après-midi, au tribunal correctionnel de Pau (Pyrénées-Atlantiques). Alors qu’une dizaine d’affaires sont à l’ordre du jour, une trentaine d’avocats investissent la salle d’audience. Le bâtonnier de Pau, Antoine Paulian, prend alors la parole et demande le renvoi de toutes les affaires qui doivent être jugées dans l’après-midi.

Face à cette revendication, le juge et le procureur qui font face à Me Paulian restent impassibles. Car, depuis le 30 mars, les 250 avocats du barreau de Pau sont engagés dans un mouvement de grève illimité contre la réforme de la justice, annoncée début mars par la garde des sceaux, Nicole Belloubet.

Le texte prévoit notamment la fusion des tribunaux d’instance et de grande instance, le transfert de certaines compétences d’une Cour d’appel à l’autre dans une même région, la création d’un tribunal criminel départemental avec des juges professionnels pour désengorger les cours d’assises, ou encore le développement des plates-formes privées de médiation.

Des propositions qui inquiètent très fortement le monde des avocats, d’ordinaire peu habitué aux mobilisations. Mercredi 11 avril, rendez-vous est donné pour une manifestation nationale à Paris. Malgré les propos qui se veulent rassurants de Mme Belloubet – « aucun lieu de justice ne sera fermé » –, ils craignent la disparition des petits tribunaux et des petites cours.

« Atteinte aux libertés individuelles »

« Privatisation de la justice », « désert judiciaire », « atteinte aux libertés individuelles »… Les mots de Me Paulian devant la chambre correctionnelle lundi après-midi sont forts.

« Avec cette réforme, il y aura un accès inégal à la justice pour les citoyens. Nous souhaitons un maillage du territoire, une justice de proximité. Mais là, en voyant cette réforme, je fais le parallèle entre le désert médical et le désert judiciaire qui s’annonce. »

L’avocat béarnais craint notamment la fusion des tribunaux d’instance et de grande instance (TGI), qui pourrait provoquer l’accélération de la dévitalisation des centres-villes. « Par exemple, à Oloron-Sainte-Marie, à trente kilomètres de Pau, il y a un tribunal d’instance mais pas de TGI, alors il va devenir quoi ? Il demeure avec quelle compétence, se demande-t-il. Les tribunaux d’instances, ce sont les tribunaux de proximité par excellence, qui gèrent la vie quotidienne des justiciables. Quand un tribunal ferme, c’est toute la vie économique d’une ville qui s’écroule. »

Me Paulian a encore en mémoire la fermeture du tribunal d’instance d’Orthez, à quarante kilomètres de Pau, décidée en 2007 par Rachida Dati, alors ministre de la justice, lors de la dernière réforme de la carte judiciaire, qui a entraîné le départ de quasiment tous les cabinets d’avocats de la ville.

Outre le fond de la réforme, la méthode du gouvernement est également critiquée par les avocats palois : pour Me Isabelle Casau, « les avocats ont été délaissés dans l’élaboration du projet. Il n’y a eu aucune concertation avec nous… » « D’ailleurs le projet de loi dit qu’il est là pour “favoriser le travail des enquêteurs et des magistrats”, mais on ne parle jamais des avocats », renchérit, à ses côtés, Me Lidwine Malfray. Tous regrettent l’absence d’un grand débat national sur des sujets pourtant primordiaux à leurs yeux et une réforme faite dans la précipitation.

Attacher à l’escalier du tribunal

Ces craintes sont partagées quelques kilomètres plus à l’ouest, à Bayonne. Les avocats béarnais et basques ont même décidé de s’allier en bloquant le palais de justice de Pau, début avril, à l’aide d’une chaîne en métal, avant de s’attacher d’un bout à l’autre de l’escalier du tribunal. Et s’ils n’ont pas voté de grève illimitée comme leurs homologues béarnais, les avocats du barreau de Bayonne ont décidé, le 5 avril, qu’ils participaient aux grèves perlées proposées par la Conférence des bâtonniers. En avril, six journées « justice morte » sont prévues.

« On est en train d’éloigner la justice du peuple. Oui, la justice ça coûte cher, c’est lourd, ce n’est pas forcément moderne, mais c’est bien de prendre le temps de juger, il faut conserver ça. Cela fait partie de l’équilibre de la société française », regrette le bâtonnier de Bayonne, MFrançois Hourcade.

Il regrette ainsi le côté trop « gestionnaire et financier » du projet de réforme du gouvernement : « On est en train de déshumaniser quelque chose qui repose sur de l’humain. »

Au sujet du transfert de contentieux de certaines cours d’appel au détriment d’autres plus importantes – Bordeaux par rapport à Pau ou Bayonne, par exemple, en Nouvelle Aquitaine –, souhaité par le gouvernement, Me Hourcade pense que des justiciables vont renoncer à aller en justice :

« Si vous délocalisez du contentieux vers Bordeaux, ça peut en décourager beaucoup. Ils ne vont pas vouloir faire deux heures de route pour voir un juge. »

Sa crainte est également de voir partir de nombreux avocats. Selon lui, si la réforme passe, la moitié des 280 avocats du barreau de Bayonne devront partir, faute de clients dans les cinq ans. Les avocats béarnais et basques réclament ainsi le retrait total du projet du gouvernement et le retour aux discussions avec toutes les parties concernées.

Sensibiliser l’opinion publique

Mais les avocats le savent, contrairement aux cheminots, étudiants ou personnels de santé qui sont également engagés dans un mouvement de protestation face aux projets du gouvernement, ils ont du mal à mobiliser l’opinion publique sur cette réforme de la justice : trop technique, pas assez concernant.

« Nos revendications passent pour être corporatistes, mais on défend la justice, la liberté et le droit des gens », se défend Antoine Terneyre, avocat à Pau. Un constat que partage MPaulian : « Tout le monde ne se sent pas concerné par cette réforme. Beaucoup pensent qu’ils n’auront jamais à faire avec la justice. On a du mal à communiquer. »

Alors pour continuer à sensibiliser la société et, malgré des concessions du gouvernement, ces derniers jours, les avocats béarnais sont également prêt à passer à des actions concrètes, prévient Me Terneyre, également président l’Union des jeunes avocats de Pau :

« On est capables de bloquer la machine judiciaire, d’occuper le palais. On est rentrés dans un rapport de force avec le gouvernement, on ne va pas se contenter de défiler dans la rue, il faut qu’il le comprenne. »