La dernière séance du cinéma La Clef, à Paris
La dernière séance du cinéma La Clef, à Paris
Par Clarisse Fabre
La salle art & essai organisait une ultime projection dimanche 15 avril, mais les salariés veulent reprendre le lieu.
Le féminin de spectateur ? « C’est spectatriste », tente de sourire Héloïse, 45 ans, une habituée du cinéma La Clef, alors que cette salle emblématique de l’art et essai du cinquième arrondissement de Paris organise sa « dernière séance », dimanche 15 avril. Il y a trois semaines, Héloïse a créé le collectif de spectateurs « Laissez-nous La Clef » pour ne pas rester les bras croisés. Mais ce dimanche soir, elle ne sait plus quoi faire. Avant la projection du film de Jérôme Soubeyrand, Ceci est mon corps (2014), resté plus de trois ans à l’affiche, les habitués de La Clef se retrouvent dans la salle où ont eu lieu tant de débats et de rencontres... Ils boivent des verres et n’arrivent toujours pas à y croire. Le propriétaire de cet espace de 600 mètres carrés situé au cœur du quartier lain, soit le Comité d’entreprise de la Caisse d’épargne d’Ile-de-France, a décidé depuis 2015 de vendre le bâtiment, tout en assurant vouloir y maintenir une activité culturelle. Pendant deux ans, l’exploitant du cinéma, Raphaël Vion, a négocié avec les propriétaires en vue de racheter le lieu, sans succès. Les discussions ont fini par s’interrompre durant l’été 2017.
Les quatre salariés permanents, qui vont être licenciés économiques, estiment avoir été les témoins impuissants de ces échanges infructueux entre l’exploitant et le propriétaire. Ils veulent à présent reprendre ce cinéma qu’ils connaissent par cœur et auquel ils sont tant attachés : Dounia Baba-Aissa, Sébastien Liatard, Nicolas Tarchiani et Giulio Basletti expliquent, dans un communiqué, leur volonté de « sauver coûte que coûte » le cinéma La Clef, et proposent un « projet de reprise en adéquation avec l’histoire du lieu », préservant « la diversité du paysage cinématographique contre l’homogénéité culturelle qui s’étend ». Ils ont le soutien d’élus du 5è arrondissement, du Centre national de la cinématographie et de l’image animée (CNC), de la Ville de Paris, etc. Mais il va falloir à présent des actes concrets pour éviter la disparition de ce cinéma à la programmation exigeante, mêlant des sorties nationales, des films en continuation, avec une attention particulière aux documentaires.
Un lieu de cinéphilie
C’est en 1969 que Maurice Frankfurter a ouvert la Clef, dans un quartier en pleine ébullition post-68. Puis le cinéma a été vendu en 1981 au Comité d’entreprise de la Caisse d’épargne. Dans les années 1990, la Clef programmait des films issus des « cultures noires » et de l’Afrique subsaharienne. Puis il a été repris en 2010 par Raphaël Vion et Isabelle Buron, laquelle préside l’association La Clef-L’Usage du monde (en hommage au livre de Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, paru en 1963 et réédité en 2014 par La Découverte). La Clef fait partie du réseau des Cinémas indépendants parisiens (CIP), composé du Grand Action, du Max Linder, des Ursulines, etc, autant de lieux de cinéphilie qui contribuent à faire de Paris la capitale mondiale du cinéma.
Les spectateurs de la Clef ne sont pas que des gens du quartier. Claire-Marie, qui était étudiante en mai 68 et fréquente ce cinéma depuis des années, avec son mari qui anime toujours un ciné-club au Carreau du Temple (3è arrondissement), habite « rive droite » et prend le bus 47 pour « venir à la Clef ».
Dans la salle, avant que les lumières ne s’éteignent, l’exploitant Raphaël Vion le répète : « On ne sait rien. Rien de rien. On espère que les propriétaires vont tenir leur parole et vont préserver l’activité cinéma ». Dounia Baba-Aissa prend à son tour le micro et explique que le Collectif de salariés attend d’être reçu par le Comité d’entreprise de la Caisse d’épargne d’Ile-de-France. Elle annonce qu’un projet de financement participatif a été lancé le 13 avril sur le site www.wejustice.com, afin de faire face aux contraintes financières et de consolider le projet de reprise. Après le film, les spectateurs mettent des euros dans une corbeille. Un spectateur demande, un peu gêné : « Je peux prendre l’affiche de Ouaga Girls ? », le film de Theresa Traore Dahlberg (sorti en 2017), racontant l’histoire de femmes burkinabées qui veulent devenir mécaniciennes. Au comptoir, l’un des quatre salariés de La Clef répond le plus calmement possible : « Oui, bien sûr, c’est maintenant qu’il faut prendre les affiches, car demain matin, ce sera trop tard... ».