TV – « Les Routes de l’esclavage », l’héritage d’un drame universel
TV - « Les Routes de l’esclavage », l’héritage d’un drame universel
Par Philippe-Jean Catinchi
Envisageant les traites africaines sur quelque 1400 ans, cette fresque ambitieuse permet d’appréhender dans sa globalité un système criminel qui a façonné l’identité planétaire (mardi 1er mai sur Arte à 20 h 50).
La célébration du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises est l’occasion de publications aussi utiles que bienvenues. Comme le synthétique Les Abolitions de l’esclavage (PUF, « Que sais-je ? », 128 p., 9 euros) et le superbe album Arts et lettres contre l’esclavage (Cercle d’art, 240 p., 29 euros), tous deux de Marcel Dorigny. Ou encore le passionnant essai Les Routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines, VIe-XXe siècle (Albin Michel/Arte Editions, 230 p., 19,50 euros), de Catherine Coquery-Vidrovitch, qui est également consultante de la série documentaire proposée par Arte, mardi 1er mai (20 h 50). Ambitieuse, cette ample fresque (4 × 52 min) envisage les traites africaines sur quelque mille quatre cents ans.
Illustrée de documents éclairants et d’animations aussi sobres qu’efficaces, cette série, où sont réunis une quarantaine de spécialistes originaires des Antilles, d’Afrique, d’Amérique et d’Europe, se joue en quatre temps. De la faillite de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle à l’abolition de l’esclavage au Brésil en 1888, l’évocation strictement chronologique permet d’appréhender ce système criminel et la manière dont il a façonné l’identité planétaire.
Portrait en studio d'une riche brésilienne sur une litière, avec ses esclaves, Sao Paulo, c 1860. / © Bridgeman
Surtout, les auteurs, Daniel Cattier, Juan Gélas et Fanny Glissant, réalisent ici le tour de force d’offrir une vision synthétique qui ne privilégie aucune des leçons « nationales » en cours, selon l’endroit d’où l’on interroge le crime. Ce faisant, ils corrigent nombre de lieux communs aussi tenaces qu’erronés pour donner les clés d’une intelligence réelle d’un héritage universel.
À l’origine, dans le monde antique, ce sont les guerres, les enlèvements et les razzias qui font l’esclave. Il est le butin d’une violence ordinaire sur lequel ne se fonde aucune logique économique. Au fil des extensions politiques de Rome, l’esclave est blanc le plus souvent, et le terme retenu, proche du « slave », dissipe toute ambiguïté. L’essor de l’islam, débordant de son berceau arabe pour gagner l’Egypte, va bouleverser la donne.
Le rôle capital des Portugais
L’esclave est certes toujours la force motrice, l’énergie essentielle au développement économique, mais il convient de le recruter parmi les mécréants. Et lorsque les projets pharaoniques des Abbassides sur le bas-Irak au IXe siècle requièrent toujours plus de bras, la pénurie d’esclaves incline à des tractations avec des peuplades chargées de fournir les hommes nécessaires aux marges de l’aire musulmane. C’est donc la culture du dominant qui fixe la différence, et non la peau ou l’origine.
L’Afrique devient alors la terre d’élection des rapines humaines et la conversion des esclaves, qui permet de se soustraire à la dépendance, conduit à chercher toujours plus loin le butin humain nécessaire. A ce jeu, l’empire du Mali et Tombouctou, plate-forme du commerce transsaharien, atteignent une puissance exceptionnelle.
Le deuxième volet de la série, qui met en évidence le rôle capital des Portugais dans la mutation des usages esclavagistes – avec la bénédiction du pape dès 1455 –, permet de comprendre l’établissement du commerce triangulaire, dont l’île vierge de Sao Tomé devient le symbole. Négociant des esclaves avec les élites du royaume Kongo contre les produits portugais pour les livrer à Elmina, comptoir de l’or sur la côte ghanéenne, ils inventent un espace commercial autonome.
On a pu dire de ce confetti insulaire qu’il a été la première île des Caraïbes tant il en a servi de laboratoire pour concevoir la première plate-forme de déportation massive de captifs et élaborer un système de production d’une rentabilité inégalée : la plantation sucrière. Un nouveau chapitre de l’esclavage s’ouvre à Sao Tomé, où se célèbre le « mariage » de la canne et de l’homme noir, et apparaît le modèle accompli d’une société esclavagiste.
De là, le transfert du modèle vers le Brésil puis les Caraïbes n’est qu’une suite logique, même si la pauvreté en minerais rares y commandera une intensification vertigineuse des déportations noires. La traite transatlantique devient essentielle et les élites, européennes ou non, s’entendent pour accentuer cette course au profit. A ce jeu, l’Afrique équatoriale devient la cible essentielle.
Les épisodes suivants sont plus familiers. Les grandes puissances européennes imitent bientôt le modèle portugais et se dotent d’outils, système bancaire et compagnies d’assurances, qui rendent crédible le rêve de la suprême richesse. L’effrayante odyssée des captifs rappelle que tout esclavagisme procède d’une violence fondamentale. L’homme noir est réduit au rang de produit, le propriétaire pose en maître absolu. Et la terreur sans frein garantit le profit de ces plantations où la machine dévore sa main-d’œuvre.
Sur les bateaux, les individualités se dissolvent, pour qu’à l’arrivée il n’y ait plus que des Noirs face à des Blancs. Là se construit la notion de race, arme de soumission, « Blancs » contre « Noirs » dans le chaudron des Antilles.
Insurrections déterminantes
L’indignation face aux horreurs de la traite joue certes un rôle dans le mouvement abolitionniste en Europe et sa traduction judiciaire, puis politique ; mais les insurrections sont plus déterminantes, comme les solutions imaginées pour limiter les pertes de profit. C’est ainsi que les colonies anglaises renoncent à la traite dès 1807 plutôt qu’à l’esclavage, aboli près de trente ans plus tard.
Pratique rétrograde et dégradante, ce crime contre l’humain disqualifie une nation parmi les puissances. Et l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis (1865) puis au Brésil (1888) répond à ce souci de figurer parmi les nations éclairées. « Civilisées ». Mais le reliquat est pérenne et le racisme relaie l’opprobre, ségrégation et relégation stigmatisant les victimes qu’on ne reconnaît pas comme telles.
La leçon de ce documentaire est aussi magistrale que terrible. Nécessaire aussi, qui oblige chacun à endosser sa part d’héritage d’un drame universel.
Les Routes de l’esclavage, de Daniel Cattier, Juan Gélas et Fanny Glissant (Fr., 2018, 4 × 52 min) diffusé sur Arte mardi 1er mai (20 h 50) puis sur France Ô les 2 et 9 mai à 20 h 55.