Aux Comores, on ne transige pas avec la « fierté nationale »
Aux Comores, on ne transige pas avec la « fierté nationale »
Par Ghalia Kadiri (Moroni (Comores), envoyée spéciale)
Comores et Mayotte, si loin, si proches (3/4). Tout en durcissant le ton face à Paris sur la question mahoraise, Moroni se dit ouvert à « toute initiative de rapprochement ».
A Moroni, mieux vaut faire attention aux mots qu’on utilise, au risque d’irriter les plus sensibles. « Il n’y a pas de peuple mahorais, martèlent les responsables politiques aux journalistes étrangers. Il y a un seul peuple : c’est le peuple comorien. » Quant au terme « clandestin » pour parler des Comoriens sans papiers à Mayotte, il est banni du vocable officiel. L’administration insiste : « pas même entre guillemets ».
Dans la capitale comorienne, située sur l’île de Ngazidja (Grande Comore), la polémique sur « Mayotte comorienne » est sur toutes les lèvres depuis l’indépendance du pays, en 1975. Mais un événement a enflammé le débat sémantique : le 21 mars, le gouvernement comorien a refusé d’accueillir un navire transportant ses ressortissants expulsés à ses yeux illégalement de Mayotte – énième épisode d’un bras de fer franco-comorien vieux de plus de quarante ans.
Une telle mesure a déjà été prise par le passé, mais c’est la première fois que Moroni tient tête aussi longtemps. « On ne peut pas rester insensible aux exactions subies par les Comoriens à Mayotte », souligne le patron d’un restaurant fréquenté par des intellectuels et artistes comoriens. Ainsi, pendant qu’à l’autre bout de l’archipel Mayotte s’insurge contre l’immigration clandestine, source, veut-elle croire, de l’insécurité grandissante, plusieurs centaines de Comoriens ont défilé le 12 avril à Moroni. Sur les pancartes brandies, on pouvait lire : « Les seuls étrangers à Mayotte sont les Français. »
« La France a asphyxié l’archipel »
Dans une salle climatisée d’un vieux bâtiment de Moroni, à l’abri de la moiteur et des moustiques, Mohamed El-Amine Souef défend mordicus la « fierté nationale ». Flottant dans sa chemisette fleurie, le ministre comorien des affaires étrangères n’est pas prêt à faire des concessions. « A Mayotte, les postes stratégiques sont occupés par des Blancs. Sans parler des impôts et du coût de la vie exorbitant. C’est tout ce qu’ils ont pu obtenir en quarante-trois années d’occupation ?, se moque le chef de la diplomatie. Ceux qui vivent à Mayotte et veulent être Français peuvent s’installer en France s’ils le souhaitent. Mais ce territoire appartient à l’Union des Comores. »
Plus d’un mois après la décision de refuser les reconduites à la frontière, le gouvernement reste sur sa position : « On nous demande d’accueillir des centaines de personnes du jour au lendemain, or cela ne s’improvise pas, s’indigne M. Souef. Si la gendarmerie française n’est pas en mesure d’assurer la sécurité à Mayotte, c’est la preuve qu’elle n’a rien à y faire et qu’elle doit nous rendre les clés. » Les Comoriens n’avaient pas entendu ce ton depuis le gouvernement d’Ahmed Abdallah, qui avait impulsé la résolution 3385 par laquelle les Nations unies admettaient les quatre îles des Comores (Grande Comore, Anjouan, Mohéli et Mayotte), en 1975. Le ministre des affaires étrangères reste toutefois prudent : « Les relations avec la France sont au beau fixe. Il nous faut coopérer afin de relancer les investissements. »
Tout près du bâtiment décrépi qui abrite le ministère, un panneau signé du « comité Maoré » affiche : « Mayotte est comorienne et le restera ». Créé il y a plus de dix ans par des militants comoriens, ce comité qui intervient sur les quatre îles tient un discours plus radical. « La France est entièrement responsable de la situation : en accentuant le séparatisme, elle a asphyxié l’archipel et empêché le pays de se développer », accuse Ahmed Thabit, ancien ambassadeur en Afrique du Sud et membre fondateur du comité Maoré.
« Du coup, les Mahorais ne veulent pas rejoindre un Etat en pleine déconfiture et on les comprend », renchérit Idriss Mohamed, un autre membre du comité. « Nous ne leur demandons pas de revenir du jour au lendemain, poursuit M. Thabit. Nous souhaitons d’abord que la France reconnaisse que Mayotte est comorienne, puis instaurer une période transitoire pour faciliter la réconciliation. »
Les militants reconnaissent néanmoins que la faillite de l’Etat ne peut pas être imputée qu’à la France. Les dirigeants comoriens n’ont « jamais été en mesure, en près de quarante-trois ans d’indépendance, d’offrir de réelles perspectives au peuple, favorisant ainsi le repli des Mahorais et le mythe d’un eldorado mahorais pour les autres Comoriens », ont reproché, lors d’une table ronde à Moroni, le 30 mars, les membres du Collectif de la troisième voie, un rassemblement d’acteurs de la société civile qui cherche à résoudre le conflit territorial avec Mayotte.
« Une véritable cocotte-minute »
Aux Comores, près de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Pourtant l’archipel, bercé par les eaux azur de l’océan Indien, ne manque pas d’atouts : l’agriculture, la pêche et le tourisme pourraient relancer l’économie. Mais le commerce est au point mort. Les plages de sable blanc de Mohéli restent inexploitées. Chaque année, le pays s’appauvrit. A Moroni, les habitants vivent au milieu des déchets. « On peut commander des camions-bennes, en faire des engrais… Encore faut-il que nos dirigeants ne soient pas corrompus », regrette Saïd Hassane Saïd Hachim, ancien ministre des affaires étrangères et chantre de la lutte contre la corruption.
Les aides internationales – en partie détournées, selon des membres de la société civile – n’ont pas suffi à endiguer le lent déclin comorien. Seule la diaspora, concentrée principalement en France, où vivent entre 150 000 et 300 000 Comoriens selon les estimations de la Banque mondiale, maintient à bout de bras le pays.
Pour tenter de trouver une solution à la crise, Mohamed El-Amine Souef et son homologue français, Jean-Yves Le Drian, se sont entretenus le 19 avril à Paris. Une rencontre « difficile », assurent des responsables français, qui admettent que le contentieux, devenu « une véritable cocotte-minute », a trop longtemps été « laissé sous le tapis ».
En septembre 2017, la feuille de route signée par Moroni et Paris pour simplifier les visas entre les Comores et Mayotte a été « différée ». « Certaines parties ont considéré que la situation n’est pas assez mûre », précise un diplomate français. Autrement dit : la mesure a suscité la colère de la population et des élus mahorais. « Avant d’y arriver, il nous faut des garanties du gouvernement comorien. Nous ne voulons pas que tous les Comoriens aillent à Mayotte, nous n’en avons pas les moyens, poursuit la même source. La solution est d’aider à développer le pays afin de fixer les populations sur place. »
L’idée de créer une communauté de l’archipel des Comores, chère au Quai d’Orsay, semble avoir les faveurs de Moroni : « Toute initiative de rapprochement sera bénéfique et à tous », veut croire le ministre comorien des affaires étrangères. Il s’agirait de proposer une association entre Mayotte et les Comores dans le cadre d’un accord de coopération régionale. Mais encore une fois, l’option se heurte à des fortes oppositions, en particulier chez les élus mahorais.
« Quand on voit la réaction des Mahorais au sujet des visas, on n’imagine même pas ce que pourrait provoquer cette initiative », analyse un fin connaisseur du dossier. Il devient pourtant urgent de mettre fin à la crise car, d’un côté comme de l’autre de l’archipel, les nerfs sont à vif.
Sommaire de notre série : Comores et Mayotte, si loin, si proches
Le Monde Afrique s’est rendu dans l’archipel, côté comorien, pour comprendre les origines et les conséquences d’un conflit territorial dont les échos résonnent jusqu’au cœur de la France.