Entre Comoriens et Mahorais, deux lectures différentes de l’histoire
Entre Comoriens et Mahorais, deux lectures différentes de l’histoire
Par Ghalia Kadiri (envoyée spéciale aux Comores)
Comores et Mayotte, si loin, si proches (4/4). Le conflit territorial n’est pas seulement alimenté par la crise migratoire. Historiens et géologues s’en mêlent aussi.
Il a suffi de quelques semaines pour que le pays bascule dans le chaos. Moins d’un mois après la proclamation de l’indépendance des Comores, le 6 juillet 1975, le pays essuie un premier coup d’Etat. Puis une vingtaine d’autres. A peine sorti du giron français, l’Etat comorien n’a cessé d’être déstabilisé, livré à des mercenaires, français pour la plupart, dont le tristement célèbre Bob Denard.
Cette période de grande confusion va faire tomber dans l’oubli le contentieux territorial de Mayotte, restée sous drapeau français. Rendre Mayotte, mais la rendre à qui ? Dans les années 1990, l’Union des Comores est en miettes. Aux putschs successifs s’ajoute la sécession, en 1997, de deux îles sur les trois que le pays a conservées : Anjouan puis Mohéli, quelques jours plus tard, se séparent de la Grande Comore, avant le débarquement en 2008 des forces comoriennes avec l’appui de l’Union africaine.
Les investisseurs, découragés par l’instabilité chronique, ne viennent pas. Le pays, plus désuni que jamais, ne parvient même pas à nourrir une population de moins d’un million d’habitants. Comment peut-il alors revendiquer sa souveraineté territoriale sur Mayotte face au géant français ?
Le 12 novembre 1975, la cause comorienne avait pourtant fait un pas de géant : dans sa résolution 3385, l’ONU admettait les quatre îles de l’archipel dans les Comores. Contrairement à la recommandation de la charte de décolonisation des Nations unies, la France avait en effet procédé à un décompte des voix île par île lors de la consultation de décembre 1974 sur l’indépendance. S’ensuivirent une vingtaine de résolutions, non contraignantes, condamnant la présence française dans le lagon mahorais.
Des cicatrices profondes
Vingt-trois ans plus tard, la pression migratoire exercée par les Comoriens à Mayotte, elle-même secouée par une grave crise sociale, a ravivé le conflit. Depuis fin 2017, les autorités mahoraises ont multiplié les expulsions de Comoriens sans papiers. Moroni a durci le ton et refoulé, depuis fin mars, les navires transportant ses citoyens expulsés du département français.
Mais la bataille au sujet de Mayotte ne peut être réduite au problème de l’immigration clandestine. L’histoire, avant tout, a laissé des cicatrices profondes chez les habitants de l’archipel. A Mayotte, elle est d’ailleurs utilisée par les défenseurs de la départementalisation comme un argument pour la distinguer de ses trois îles sœurs. Les géologues jurent qu’elle est la première à avoir émergé de l’océan. Les historiens ne manquent pas de rappeler que, durant près d’un demi-siècle, Mayotte est restée la seule île sous souveraineté française de l’archipel, afin d’étayer la thèse de deux peuples qui n’ont jamais eu le sentiment d’une appartenance commune ni la volonté de vivre ensemble.
Il est vrai qu’au pays des « sultans batailleurs », Mayotte a été la première à devenir française. En 1841, le sultan de légitimité contestée, Andriantsuli, se place sous la protection de la France pour l’aider à combattre les invasions malgaches. Il cède Mayotte à la France, qui n’étendra son emprise aux autres îles qu’en 1886. Lorsque l’archipel est détaché de la colonie de Madagascar, c’est à Mayotte qu’est installé le centre administratif des Comores. Puis, en 1966, la capitale est déplacée à Moroni, en Grande Comore.
« Les Mahorais voient alors disparaître les activités économiques liées à la présence des fonctionnaires et craignent une suprématie grand-comorienne. Des mouvements politiques commencent à défendre l’idée d’une identité culturelle mahoraise distincte de celle des autres îles », écrit l’ethnologue Amélie Barbey dans un article sur « les migrations comoriennes dans l’ouest de l’océan Indien » (2009). C’est l’une des raisons qui expliqueraient pourquoi, en 1974, plus de 63 % des Mahorais ont préféré rester français.
Des divisions internes
Aux Comores, la lecture mahoraise de l’histoire est perçue comme une tentative de la France d’instrumentaliser la question insulaire pour encourager la « balkanisation » de l’archipel. « Ce ne sont pas les idées propres des Mahorais : cela fait quarante-trois ans que les Français façonnent leur esprit de toutes pièces, balaye Saïd Hassane Saïd Hachim, ancien ministre comorien des affaires étrangères. Aujourd’hui, les historiens et les sociologues mahorais réécrivent l’histoire en niant même l’existence de Mayotte dans les Comores ! Au fur et à mesure, les gens vont finir par le croire. »
A 85 ans, cet admirateur du général De Gaulle, dont le portrait trône sur la bibliothèque de son salon, veut toutefois régler le conflit « amicalement et fraternellement ». « Nous n’avons pas pris les armes, nous avons une histoire forte et une amitié avec la France », rappelle, en bon diplomate, l’ancien ministre. Aux Comores, même les militants les plus virulents l’admettent : une sortie de conflit est inconcevable sans la France, où vivent entre 150 000 et 300 000 Comoriens qui alimentent l’économie du pays. Les liens avec l’ancien colonisateur sont forts. A Moroni, restée très francophile, on entend encore le terme « métropole ».
Reste que, malgré le discours d’unité des Comoriens, des divisions internes déchirent le pays. Si à Grande Comore on se préoccupe de l’avenir de Mayotte au sein de l’archipel, Anjouan et Mohéli, profondément marquées par la crise séparatiste de 1997, s’inquiètent surtout de leur propre destin. Sur ces deux îles, une frustration est née : les habitants reprochent aux politiques de concentrer tous leurs efforts de développement sur Grande Comore. A Anjouan, où l’Etat semble bien loin, seules les initiatives locales permettent de lutter contre une misère sans nom. En face, l’eldorado mahorais apparaît pour beaucoup comme leur dernier recours.
Sommaire de notre série : Comores et Mayotte, si loin, si proches
Le Monde Afrique s’est rendu dans l’archipel, côté comorien, pour comprendre les origines et les conséquences d’un conflit territorial dont les échos résonnent jusqu’au cœur de la France.