« Leto » : le soleil du rock dans la grisaille soviétique
« Leto » : le soleil du rock dans la grisaille soviétique
Par Thomas Sotinel
Le deuxième long-métrage de Kirill Serebrennikov, qui, assigné à résidence, n’a pu accompagner son film à Cannes, célèbre la force créative et amoureuse de la jeunesse.
Le soleil brille aussi en noir et blanc. Il n’est pas de grisaille qu’il ne puisse illuminer, même celle qui écrasait la vie quotidienne en Union soviétique, dans les dernières années de l’ère Brejnev. Leto, second long-métrage de Kirill Serebrennikov, est une célébration énergique et gracieuse de la force solaire qui animait une poignée de musiciens, à Leningrad, au début des années 1980. Kino et Zoopark, les deux groupes phares des bords de la Neva, menés respectivement par Viktor Tsoï et Mike Naumenko, avaient tout deux inscrits une chanson intitulée Leto (l’été) à leur répertoire.
Il faut espérer que dans quarante ans, un cinéaste (s’il en reste) cherchera et trouvera dans la Russie de Vladimir Poutine des héros du calibre de Viktor Tsoï et Mike Naumenko, capables de tenir en respect un régime peu soucieux de liberté créative, voire de contribuer à sa chute.
Pour l’instant, Kirill Serebrennikov reste assigné à résidence à Moscou. A Cannes, l’équipe de Leto, producteurs, acteurs, a monté les marches menant au Grand Théâtre Lumière en arborant des badges à l’effigie du metteur en scène et en brandissant une pancarte à son nom, en caractères latins, symboles qui ont été ovationnés.
Une vie quotidienne aux horizons bouchés
Les deux premières séquences du film définissent les deux pôles entre lesquels va circuler l’inépuisable énergie des personnages. On voit d’abord, au fond d’une cour un peu sordide, des filles improviser une échelle pour entrer dans un lieu d’où sort un grondement électrique. C’est le club rock de Leningrad, concession du régime aux frustrations de la jeunesse.
Sur scène, Mike Naumenko (Roma Zver) et Zoopark chantent (sans tout à fait hurler) une vie quotidienne aux horizons bouchés. Dans la salle, les jeunes gens enthousiastes sont surveillés avec attention par le personnel du club qui les empêche de se lever ou même de se trémousser sur leur chaise.
Vient ensuite une excursion sur une plage voisine, fête du solstice aux libations sans fin, à laquelle se joignent deux nouveaux venus, dont Viktor Tsoï (Theo Yoo), ange ténébreux. Son talent éclate aux yeux de tous (et d’abord à ceux de l’épouse de Mike Naumenko, Natasha, que joue Irina Starshenbaum) dès qu’il prend sa guitare et se met à chanter.
Si l’on s’en tient aux clichés du show-business, ou même aux comportements prédominants dans l’espèce humaine, la suite est réglée comme du papier à musique : la meute des rockers se placera sous la domination d’un nouveau mâle alpha, qui héritera de la gloire et de la compagne de son prédécesseur.
Une histoire d’amour d’une pureté rare
Peut-être grâce à l’intégrité dont firent preuve ses modèles, il y a quarante ans, sûrement grâce à son désir de bonheur, Kirill Serebrennikov raconte une tout autre histoire. L’aîné fera tout pour aider son cadet à se hisser au sommet, les amoureux (car dans cette histoire, comme dans Jules et Jim, un amour infini – mais fragile – circule entre les deux garçons et la jeune femme) tenteront d’être heureux en se préservant les uns les autres des blessures qu’ils s’infligent, du mieux qu’ils le peuvent.
Les hauts et les bas de cette histoire d’amour d’une pureté rare ont pour contrepoint les affres de la création sous un régime qui ne tient guère à la laisser s’épanouir. Mike est un peu pusillanime (quand il parle de son pays comme d’un « marécage », un de ses amis lui fait remarquer qu’il aime à en être le premier crapaud) alors que Viktor Tsoï est à la fois incorruptible (il refusera toute sa vie d’enregistrer pour le label d’Etat Melodiya) et ambitieux, il entamera une carrière internationale.
Chacun à leur manière, ils envisagent le succès avec méfiance. Theo Yoo retrouve l’arrogante innocence, la séduction irréfutable de Viktor Tsoï pendant que Roma Zver et Irina Starshenbaum composent des personnages complexes, téméraires et empêchés.
Calembours visuels réjouissants
Leurs tribulations sont scandées d’intermèdes musicaux, adaptations très russes de succès de la New Wave et de ses ancêtres (de Mott The Hoople à Blondie, en gros). L noir et blanc lyrique de Leto (l’image est de Vladislav Opelyants) s’agrémente alors d’enluminures punk, de calembours visuels réjouissants.
Pendant ces moments, particulièrement en mettant en scène une bagarre imaginaire entre rockers et défenseurs des vraies valeurs soviétiques, Kirill Serebrennikov rappelle le poids de la chape qui pesait sur ces jeunes gens, les dangers qu’ils encouraient.
Mais c’est pour mieux, l’instant d’après, revenir au bonheur d’aimer, de créer, de se croire immortels. Viktor Tsoï est mort en 1990 d’un accident de voiture, Mike Naumenko a succombé à une crise cardiaque l’année suivante.
« Leto », film russe et français de Kirill Serebrennikov, avec Roma Zver, Theo Yoo, Irina Starshenbaum (2 h 06). Sortie en France prévue le 5 décembre.