Un navire de la compagnie Corsica Ferries, dans le port de  Porto-Vecchio, en Corse, le 31 mai. / PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

Jeudi 24 mai 1968. A Paris, Charles de Gaulle tente de reprendre la main et annonce un référendum dont dépendra son maintien au pouvoir. S’il obtient le soutien des Français, il se dit prêt à « faire changer partout où il le faut les structures étroites et périmées, et ouvrir plus largement la route au sang nouveau de la France ». Au même moment, un ferry à coque bleu marine, le Corsica Express, accoste au port de Bastia en provenance de Gênes. C’est la première traversée organisée vers la Corse par Pascal Lota, un armateur de Bastia. Lui aussi est décidé à bousculer les structures périmées et à ouvrir de nouvelles routes, en chahutant les monopoles installés.

Cinquante ans plus tard, la société Corsica Ferries est toujours là, plus active que jamais. Pour preuve, les projets dévoilés mardi 15 mai par Pierre Mattei, son patron et principal actionnaire depuis un an. La compagnie se prépare à commander deux nouveaux bateaux, et à desservir une nouvelle destination, Minorque, une île des Baléares. Objectif : prolonger le succès de Corsica Ferries, qui, en s’inspirant du « low cost » dans l’aviation, a réussi à devenir extrêmement rentable. En 2016, le résultat net a atteint 40 millions d’euros, soit 14 % d’un chiffre d’affaires établi à 290 millions d’euros. « Avec la hausse des carburants, la marge sera un peu moindre cette année », tempèrent les dirigeants.

Corsica Ferries détient actuellement 13 navires, qui effectuent des navettes essentiellement entre la Corse et le continent, l’Italie et la Sardaigne. Pour maintenir sa croissance, l’entreprise aimerait disposer de deux ferries supplémentaires, capables de transporter chacun environ 2 200 passagers et 700 voitures. Des discussions sont en cours avec plusieurs chantiers navals, pour une facture d’au moins 100 millions d’euros par bateau.

Le premier opérateur en Corse

« Ces nouveaux bâtiments devront répondre aux nouvelles normes d’environnement qui s’appliqueront en 2020, et vont fondamentalement changer la structure de coût des armateurs », précise M. Mattei. Plusieurs solutions sont envisagées, notamment l’utilisation de gaz naturel liquéfié.

Deuxième grand projet : la création d’une vingtième ligne régulière, entre Toulon et Minorque. Elle s’ajouterait à celle tout récemment ouverte entre la France et Alcudia, sur l’île de Majorque. « Nous n’étions pas aux Baléares jusqu’à présent, explique M. Mattei. Nous essayons d’y prendre une petite part de marché, en disant aux clients : “Amenez votre voiture !’’ C’est l’atout clé du ferry par rapport à l’avion. »

Le transport de passagers et de marchandises vers la Corse représente toujours la majorité du chiffre d’affaires de Corsica Ferries, dont 61 % des clients sont Français. A l’origine, en 1968, la société de Pascal Lota était un acteur marginal de ce marché dominé – grâce à des subventions – par la SNCM. Mais peu à peu « ce système voué à l’échec s’est effondré », explique M. Mattei. Tandis que la SNCM sombrait, Corsica Ferries est devenu de loin le premier opérateur.

Des prix serrés

Aujourd’hui, la compagnie bénéficie de l’engouement confirmé des touristes pour la Corse, une destination plus sûre maintenant que le FLNC a déposé les armes. « Et désormais, les subventions ne devraient plus perturber le jeu », se réjouit le PDG, qui espère récupérer en justice une partie de ce que la concurrence faussée par les aides publiques a coûté à Corsica Ferries. Le préjudice est évalué à 88 millions d’euros.

Mais c’est surtout hors de Corse que l’entreprise voit son expansion. D’où l’assaut lancé cette année sur le marché des Baléares, en s’appuyant une fois de plus sur un modèle proche de celui de Ryanair ou easyJet. A chaque fois, Corsica Ferries propose des prix serrés en comprimant ses propres frais. Pour y parvenir, la compagnie est présente dans des ports de deuxième rang : Toulon plutôt que Marseille, Alcudia plutôt que Palma de Majorque, etc. « Cela offre des coûts portuaires réduits, et permet en outre des trajets plus courts », expliquent les dirigeants. L’entreprise rentabilise aussi ses navires en les faisant circuler le plus possible. « Ils ne restent jamais à quai. A peine arrivés à Ajaccio, ils repartent à l’île Rousse, etc., et effectuent jusqu’à trois traversées en 24 heures. »

Comme les compagnies aériennes, Corsica Ferries joue aussi la carte des réservations sur Internet, et des prix ajustés en permanence en fonction du remplissage des bateaux et des tarifs des concurrents. Autre recette classique du monde du « low cost » : la prestation de base n’est pas chère – pour le cinquantenaire, des passages à 1 euro par voiture vont même être proposés cette semaine –, mais tout le reste est à payer en supplément. Un tiers du chiffre d’affaires provient ainsi de la restauration.