Sepp Blatter : « La FIFA est dans ses petits souliers face à Michel Platini »
Sepp Blatter : « La FIFA est dans ses petits souliers face à Michel Platini »
Propos recueillis par Rémi Dupré
L’ex-président de la FIFA revisite pour « Le Monde » sa carrière et sa chute, à l’occasion de la sortie de son livre. Il estime que les dirigeants actuels de la FIFA veulent « sauver leur peau ».
Sepp Blatter et Michel Platini, le 29 mai 2015, à Zurich. / FABRICE COFFRINI / AFP
A 82 ans, le Suisse Sepp Blatter vient de passer une batterie d’examens « rassurants ». Pour raison de santé, l’ex-président de la Fédération internationale de football (1998-2015), suspendu six ans, a été contraint d’annuler sa venue à Paris pour assurer la promotion de son livre, Ma vérité (Ed. Héloïse d’Ormesson). C’est donc depuis Zurich que le « roi déchu » du football mondial est revenu, pour Le Monde, sur son règne et les affaires qui ont marqué sa chute.
Le parquet suisse a notifié par écrit à Michel Platini qu’il « ne sera pas incriminé » dans le cadre de la procédure vous visant et concernant le versement des 2 millions de francs suisses (1,8 million d’euros). A vos yeux, est-ce une bonne nouvelle ?
Bien sûr que c’est une bonne nouvelle. Elle est très tardive. Comment se fait-il que ce cas ouvert contre moi, avec M. Platini comme témoin assisté, date de septembre 2015 ? La FIFA est dans ses petits souliers face à Michel Platini. Pour autant qu’il revienne. Alors, vous imaginez…
Comprenez-vous les arguments de la FIFA, qui refuse, sur la base de son code éthique, de lever la suspension de quatre ans de M. Platini ?
Non. Les gens de la FIFA utilisent ces arguments car c’est le seul moyen de sauver leur peau. Le comité d’éthique de la FIFA a ouvert une procédure après l’intervention de la justice suisse sur ces 2 millions et, me concernant, cette affaire de contrat de télévision pour les Caraïbes. Pour ma part, l’affaire au parquet suisse se terminera après la Coupe du monde. A ce moment-là, il n’y aura plus de raison de maintenir cette suspension sur le plan éthique.
Au regard du calendrier électoral, de quel recours M. Platini dispose-t-il s’il souhaite revenir dans le jeu politique ?
Moi, ça ne me gêne pas d’être suspendu six ans. Mais la suspension de Michel Platini se termine en octobre 2019, quatre mois après l’élection à la FIFA, à Paris. Le calendrier favorise Gianni Infantino (son successeur à la FIFA et ex-bras droit de M. Platini). Les fédérations nationales pourraient demander un report du congrès électif ou, si l’actuel président de la FIFA est réélu, remettre en cause cette réélection et demander la tenue d’un congrès extraordinaire après octobre 2019 et la levée de la suspension de M. Platini.
Sur le paiement des 2 millions à Michel Platini, qui a provoqué votre chute avec cette « dénonciation » au parquet suisse ?
Celui qui a dénoncé cette affaire au parquet suisse est l’incontournable Marco Villiger, mon directeur juridique. Il avait les relations directes avec le parquet.
Plusieurs sources vous soupçonnent d’avoir demandé à M. Villiger de transmettre le dossier des 2 millions au parquet pour activer le comité d’éthique. Avez-vous tué Platini ?
Jamais de la vie. Je ne vais pas me tirer dans les jambes. Moi, footballeur, me tirer dans le pied… Michel Platini a pensé que je ne voulais pas qu’il soit président. Mais il a mis longtemps à penser le contraire. Je n’ai pas tué Platini.
Ces 2 millions étaient pourtant vus à l’été 2015, à Zurich, dans votre entourage, comme le dossier qui pouvait abattre Michel Platini…
Oui. C’est un complot venant de gens qui voulaient le sortir.
Gianni Infantino, président de la FIFA, le 11 mai 2018. / JORGE ADORNO / REUTERS
Votre ouvrage s’intitule « Ma vérité ». C’est donc bien la vôtre, sujette à caution.
Je ne changerai pas : je suis profondément un homme sincère. Qui détient la vérité ? C’est ma vérité, je peux jurer sur ce que j’ai écrit, selon mes sentiments, que tout s’est passé comme ça. Je ne veux pas être une victime, j’ai fait des erreurs, mais je ne regrette rien.
Avez-vous gardé des secrets en réserve ?
Il y a des choses dont je ne voulais pas parler, en lien notamment avec l’actuel président. Mon éditeur m’a bien dit que je ne pouvais pas écrire des choses susceptibles de donner lieu à un procès. Un procès, c’est pourtant bien pour vendre un livre.
De quoi êtes-vous le plus fier ?
Je suis sorti d’un milieu ouvrier. Je suis né prématuré, la sage-femme avait annoncé « il vit ou il ne vit pas ». J’ai passé quarante et une années à la FIFA et je suis fier de l’universalité du football, organisée dans tous les pays.
« Tu as créé un monstre », vous a dit votre prédécesseur (1974-1998) Joao Havelange. Ce monstre est-il devenu incontrôlable ?
Oui. Aucune culture au monde ne fascine et ne rassemble autant que le football. Il y a eu des dégâts collatéraux avec tout cet l’argent, les intérêts personnels et l’importance économique.
Vous assurez n’avoir ouvert les yeux que a posteriori sur les agissements de Joao Havelange, qui a touché des commissions de la société ISL. Votre aveuglement était-il volontaire ? Avez-vous laissé faire ?
Je me réfère à mes philosophes et humanistes Confucius, Bouddha, Socrate, Jésus, Mahomet. Ils ont dit « ne jugez pas, sinon vous serez jugés ». C’est la vérité : si j’avais vu et su, j’aurais agi. Cette affaire ISL a été jusqu’au tribunal fédéral, qui m’a blanchi. Le comité d’éthique de la FIFA m’a aussi blanchi et m’a seulement reproché « des maladresses ».
La question se pose également quant aux agissements de nombreux membres du comité exécutif de la FIFA, que vous avez longtemps côtoyés. Comment pouvez-vous dire que vous êtes tombé de l’armoire, le 27 mai 2015, quand vous découvrez la liste des personnes inculpées par la justice américaine ?
Ceux qui étaient sur la liste avaient remplacé Jack Warner et Chuck Blazer à la FIFA. L’armoire m’est tombée dessus. Les gens ont été arrêtés pour leurs activités dans les deux confédérations américaines. Comment pouvais-je savoir qu’ils avaient mis l’argent des droits télévisés dans leur poche ? Pourquoi n’ont-ils pas été arrêtés aux Etats-Unis mais à Zurich, avant le congrès de la FIFA de 2015, avec la bienveillance des autorités suisses ?
C’est un attentat contre la FIFA et son président. Le plus grave : des gens à la FIFA, le secrétaire général (Jérôme Valcke), son adjoint (Markus Kattner) et le directeur juridique (Marco Villiger) savaient que la justice américaine allait attaquer la FIFA. Malgré le cas Chuck Blazer, je pensais que les Etats-Unis chercheraient chez eux.
A-t-on cherché à vous corrompre ?
Une fois : on m’a proposé et mis 50 000 dollars dans la poche. Je les ai redéposés à la banque pour les renvoyer. La personne les a récupérés.
Quel rapport entretenez-vous avec l’argent ?
Je n’ai jamais accepté de l’argent que je n’avais pas gagné. Je n’ai jamais demandé un contrat plus élevé. Quant à mon salaire de président (3,2 millions de francs suisses annuels, en 2015), sa valeur était définie par la commission des rémunérations et de contrôle. J’ai touché un bonus de 10 millions de francs suisses pour le Mondial 2010 en Afrique du Sud. Contrairement à ce que dit la FIFA, je n’ai jamais touché de bonus pour le Mondial 2014.
Avez-vous cherché à corrompre, notamment en 1998, lors de votre accession au pouvoir ?
On ne voulait pas que je sois élu. Le seul qui me soutenait, c’était Michel Platini. En 1998, on a parlé de machination avant le congrès, à Paris, on a dit que j’avais distribué des enveloppes aux votants. Je n’étais pas dans l’hôtel des congressistes en question. Je n’ai pas acheté les voix, je n’étais pas là.
Avez-vous été obsédé par la conquête et la conservation du pouvoir ?
Ce n’est pas le titre qui te donne le pouvoir. Le pouvoir, il faut l’exercer. Ce n’est pas le pouvoir qui m’a aveuglé. En 2014, j’aurais dû arrêter. Mais on n’aurait pas ce livre maintenant. J’étais un chef d’Etat sans Etat, élu par le peuple, en cohabitation avec les confédérations continentales.
Après le congrès de 1998 et surtout celui de 2002, durant lequel des membres du comité exécutif de la FIFA voulaient me mettre en prison préventive, ça roulait pour moi. C’était comme une lettre à la poste. Comme cela allait trop bien, des responsables ont considéré que je n’avais pas vu venir certaines choses, par inattention.
Pourquoi regrettez-vous d’avoir remis votre mandat à disposition, le 2 juin 2015 ?
J’aurais dû lutter, mais je n’avais pas la force. J’ai été poussé par les personnes autour de moi : MM. Valcke, Villiger, Thomas Werlen du cabinet d’avocats américain Quinn Emanuel, Domenico Scala (le patron du comité d’audit et de conformité), l’homme fort qui se voyait déjà président.
Dans quelle mesure M. Infantino, votre successeur, a-t-il « fait table rase » de votre règne, comme vous l’écrivez ?
Il a fait partir une soixantaine de membres de la direction de la FIFA. Ils étaient là depuis quinze, vingt ans. Le seul qui a été conservé est Marco Villiger. Pourquoi ? Parce qu’il avait à la fois les contacts avec la justice américaine et la justice suisse.
L’attribution du Mondial 2022 au Qatar, vous la regrettez sincèrement ?
Comme président, je regrette qu’on soit allé au Qatar. Cela a changé la position géopolitique du football et des Coupes du monde. Il était prévu qu’on aille aux Etats-Unis en 2022. On aurait eu les deux grands avec la Russie, en 2018. Les Américains auraient gagné si les quatre voix de Michel Platini étaient restées là où elles devaient être.
Les Qataris ne m’en ont jamais voulu. C’est pour cela qu’ils ont retiré la candidature de Mohamed Ben Hammam (aujourd’hui suspendu à vie) contre moi en 2011.
Le Qatar a-t-il gagné de manière loyale ?
L’ingérence politique de la France a tout changé. On ne peut pas blâmer Nicolas Sarkozy d’être intervenu dans le sport. On peut juste lui dire que ce n’était pas juste.
Sepp Blatter, avec son ami Vladimir Poutine, en juillet 2015. / MAXIM SHIPENKOV/AFP
Allez-vous honorer l’invitation de Vladimir Poutine à venir en Russie, lors du Mondial ?
Je ne viendrai pas au match d’ouverture pour des raisons de santé. Je préfère venir pour la fin du tournoi. J’aurais peut-être dérangé davantage mon successeur si j’étais venu au match d’ouverture.
Allez-vous envoyer votre ouvrage à MM. Platini et Valcke ?
Oui. Je leur dédicacerai et je surlignerai en rouge ou jaune les passages dans lesquels je parle d’eux.
« Il faut que M. Platini revienne aux affaires », écrivez-vous en conclusion. Cela ressemble à un baiser de la mort, dans la mesure où la consigne à Zurich, à l’été 2015, était « tout sauf Platini ». Vous faites dans l’ironie ?
Non pas tout à fait dans l’ironie. Moi, c’est fini. Mais lui a vingt ans de moins que moi. Je lui dis « fais-le et tu verras ce que va faire l’actuel président ». C’est une invitation.
Selon vous, que retiendront de vous les passionnés de football dans plusieurs décennies ?
Mon image change : il y a de plus en plus de positif. Si je ne survis pas à toutes les opérations de justice, on dira : « Il a au moins internationalisé le football. » Mais l’histoire n’est pas terminée.