Surveillance : quel bilan tirer, cinq ans après le début des révélations d’Edward Snowden ?
Surveillance : quel bilan tirer, cinq ans après le début des révélations d’Edward Snowden ?
Par Martin Untersinger
Si la publication des documents secrets n’a pas mis un terme à la surveillance de masse, le bilan des révélations Snowden est loin d’être négligeable.
Les documents extraits de la NSA par Edward Snowden ont jeté une lumière crue sur les capacités très avancées d’écoutes sur Internet développées depuis une quinzaine d’années par les deux principales puissances occidentales en la matière, les Etats-Unis et le Royaume-Uni. / Marco Garcia / AP
Dans la nuit du 5 au 6 juin 2013, le monde découvre sur le site du quotidien britannique The Guardian un document classé secret issu de la National security agency (NSA) révélant que l’opérateur américain Verizon transmet à cette agence de renseignement des wagons entiers de données sur ses clients. Ce document stupéfie les observateurs : c’est la première fois dans l’histoire récente qu’une pièce aussi secrète est publiée dans la presse.
Ce qu’ils ne savent pas encore, c’est que des centaines d’autres documents tout aussi sensibles vont suivre et alimenter une série encore en cours aujourd’hui, cinq ans plus tard. Quelques jours après ce premier coup d’éclat, Edward Snowden, l’agent du renseignement américain qui a fourni ce document aux journalistes, révélera son identité et donnera un nom et un visage à l’une des plus grandes fuites de documents secrets de l’histoire. Alors que le 5 juin marque le cinquième anniversaire du début de ce que l’on appelle désormais les « révélations Snowden », quel bilan tirer ?
La surveillance de masse révélée
Les documents extraits de la NSA par Edward Snowden ont jeté une lumière crue sur les capacités très avancées d’écoutes sur Internet développées depuis une quinzaine d’années par les deux principales puissances occidentales en la matière, les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Ils attestent de la visée maximaliste de leur collecte de données, leur logique étant de capter un maximum d’informations pour ensuite stocker et trier les données utiles.
Cette surveillance massive des réseaux informatiques était soupçonnée, mais les documents Snowden y ont apporté des détails inédits. Ils ont également permis de révéler comment les services américains et britanniques, afin de collecter toujours plus de données, n’hésitaient pas à s’en prendre à des entreprises de leur propre pays, voire à affaiblir des standards technologiques utilisés par tous. Le travail entrepris par des médias du monde entier, dont Le Monde, sur la base des documents, continue à ce jour.
La surveillance massive d’Internet ne s’est pas arrêtée avec les révélations Snowden et à ce titre, le changement politique peut sembler marginal. Il y a cependant eu quelques avancées. Les Etats-Unis ont adopté en 2015 une loi écornant légèrement les pouvoirs des services de renseignement, une première. Dans certains pays, comme l’Allemagne et le Brésil, les révélations Snowden ont provoqué un véritable débat politique, voire dans le cas allemand, un examen minutieux des pratiques de leurs services de renseignement.
Les documents de la NSA ont largement pesé sur les relations internationales : au-delà de la crispation passagère entre les Etats-Unis et certains de ses alliés, ils ont parfois servi de levier dans certaines négociations, en particulier au niveau européen. Le règlement général sur la protection des données (RGPD), entré en application fin mai, a été sorti de l’ornière à la suite du débat occasionné par les documents Snowden. Le Safe Harbor, un accord transatlantique sur les données personnelles, a été annulé par la justice européenne sur la base des révélations du lanceur d’alerte.
L’ère du chiffrement et une prise de conscience
Les changements techniques intervenus sur Internet sont beaucoup plus conséquents. Les informations rendues publiques par Edward Snowden ont nettement abîmé la relation entre l’administration américaine et les géants américains du numérique, qui même s’ils n’ont pas coupé les ponts, ont mis en œuvre des mesures techniques destinées à protéger les données de leurs utilisateurs. Le chiffrement des communications s’est généralisé : une part croissante du trafic sur Internet est désormais illisible par des tiers, tout comme les messages de la principale application de messagerie au monde, WhatsApp, protégeant ainsi les communications contre les velléités d’écoutes des services ou des pirates.
Les révélations du lanceur d’alerte ont surtout permis une prise de conscience, selon le principal intéressé, interrogé lundi 4 juin par le Guardian.
« Les gens disent que rien n’a changé parce qu’il y a encore de la surveillance de masse. Mais ce n’est pas comme ça que vous mesurez le changement. Tout a changé [depuis 2013]. Le gouvernement et les entreprises privées tiraient profit de notre ignorance. Mais désormais, nous savons. Les gens sont conscients. Nous sommes encore impuissants, mais nous essayons. Les révélations ont équilibré le combat. Les gouvernements et les entreprises sont dans le jeu depuis longtemps et nous commençons tout juste. »
Accusé d’avoir menacé la sécurité nationale
Cet optimisme est loin d’être partagé par les dirigeants des agences de renseignement dont certains des documents les plus secrets ont été publiés. « Ce qu’Edward Snowden a fait il y a cinq ans était illégal et a compromis notre capacité à [protéger le Royaume-Uni], causant des dommages graves à notre sécurité. Il doit en être tenu responsable », a déclaré Jeremy Fleming, le chef du Government Communications Headquarters (GCHQ) britannique, l’une des deux agences au cœur des révélations, dans un communiqué transmis le 4 juin au Guardian.
Les changements techniques intervenus sur Internet depuis les révélations Snowden sont conséquents. / © Dado Ruvic / Reuters / REUTERS
Depuis que le lanceur d’alerte est sorti du bois, les responsables du renseignement des deux côtés de l’Atlantique n’ont de cesse de l’accuser d’avoir causé d’irréparables dégâts à la sécurité nationale. « La NSA a fourni toutes sortes de rhétoriques alarmistes et irréfléchies sur les prétendus dégâts que les documents Snowden auraient causés, mais jamais de preuve ne serait-ce que d’une seule vie mise en danger », a taclé Glenn Greenwald, le journaliste vers qui s’est tourné en premier Edward Snowden, dans une déclaration lundi 4 juin à l’agence Associated Press.
Les médias qui ont eu accès aux documents du lanceur d’alerte, dont Le Monde, étaient et sont toujours soumis à un processus strict de sélection et de caviardage des documents afin de minimiser tous les risques. De plus, les documents les plus récents de l’archive Snowden remontent au printemps 2013 : les informations qu’ils contiennent sont parfois datées.
Toujours en Russie
Lorsqu’il révèle au monde son identité, Edward Snowden est reclus dans une chambre d’hôtel à Hongkong. Quelques heures plus tard, devenu l’homme le plus recherché de la planète, il embarque dans un vol en direction de l’Amérique latine. Il n’y parviendra jamais : son passeport annulé par les autorités américaines le contraint à ne jamais quitter la Russie, où il devait changer d’avion.
Il y a depuis, pour le plus grand bonheur du président russe Vladimir Poutine, établi résidence et obtenu un permis de séjour. Il est toujours réclamé par les autorités américaines pour espionnage, et encourt dans son pays une peine de trente ans de prison. En cinq ans, Edward Snowden a fait l’objet d’un documentaire, récompensé aux Oscars, d’un film hollywoodien réalisé par Oliver Stone et il intervient régulièrement, par vidéoconférence, aux quatre coins de la planète. Le lanceur d’alerte n’a pas disparu des écrans.