Un projet de maison de retraite LGBT « pour ne pas retourner au placard »
Un projet de maison de retraite LGBT « pour ne pas retourner au placard »
Par Adrien Naselli
A Montréal, Berlin, Stockholm ou New York, des maisons de retraite s’adressent à un public LGBT.
Photo du documentaire « Les Invisibles », de Sébastien Lifshitz, 2012. / AdVitam
Stéphane Sauvé, 47 ans, a dirigé deux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) en région parisienne. Pour créer des échanges, du lien, et rendre le quotidien un peu moins morne, il avait l’habitude d’organiser des repas endimanchés entre résidents et aides-soignants. C’est lui qui servait les plats.
Un jour de l’année 2015, alors qu’il passe une heure dans la chambre d’un nouveau résident pour faire sa connaissance, une aide-soignante entre et engage la conversation : « Qui est l’homme sur la photo ? » « — Un cousin », balbutie ce dernier après une longue hésitation. Deux jours plus tard, la photo n’était plus sur la table de nuit. Mais après s’être renfermé sur lui-même, le résident a fini par se confier à Stéphane Sauvé, lui-même homosexuel. L’homme n’avait plus de famille. La photo, qu’il gardait précieusement et avait emportée avec lui en maison de retraite, figurait son grand amour disparu.
Après avoir assumé, parfois avec difficulté, leur sexualité pendant des années, les seniors LGBT (lesbiennes, gays, bi, trans) retournent souvent « au placard » lorsqu’ils intègrent des Ehpad. C’est après cet amer constat, et après avoir « frôlé le burn-out » comme directeur d’Ehpad, que Stéphane Sauvé quitte son travail en janvier 2017. Il fonde l’association Rainbold Society, et lance son projet de Maison de la diversité pour seniors LGBT autonomes, qu’il aimerait ouvrir à Paris. Pour ce faire, il a rencontré plusieurs incubateurs de start-up et fréquente les équipes de MakeSense, qui promeuvent l’entrepreneuriat social.
Alignement des planètes
L’entrepreneur a en tête la résidence féministe des Babayagas, à Montreuil, en banlieue parisienne. Mais surtout le succès de la Lebensort Vielfalt, à Berlin. Ouverte en 2013 au-dessus du centre LGBT de la capitale allemande, cette résidence intergénérationnelle accueille 24 pensionnaires, majoritairement des seniors gays.
Parmi eux, huit sont dépendants et peuvent compter sur l’aide des voisins, qui comptent aussi quelques femmes et des jeunes. Grâce au bouche-à-oreille, mais aussi à une campagne de publicité dans le métro, le centre LGBT a déjà 400 inscrits sur liste d’attente. Il faut dire que la mairie n’est pas en reste, en organisant des galas de charité et en donnant des subventions. Une autre Maison de la diversité ouvrira ainsi dans le courant de l’année à Berlin, et une troisième en 2020, accueillant cette fois des seniors LGBT atteints de maladies comme Alzheimer.
Pour Stéphane Sauvé, l’heure est venue d’instaurer la même chose en France. Et les choses s’enchaînent plutôt bien : il a remporté le 29 mars 2018 le prix SilverEco de l’hébergement collectif décerné depuis dix ans. Le président de SilverEco, Jérôme Pigniez, se souvient qu’il y a eu « consensus » des membres du jury, composé d’acteurs de la silver économie.
L’ancien directeur d’Ehpad est en train de réfléchir au modèle économique d’un tel lieu. Il prépare une levée de fonds et une présentation du projet devant Antropia, l’incubateur de l’Essec. Et compte toujours sur l’intérêt croissant de la Ville de Paris.
Willkommen, Bienvenue, Welcome
La France va-t-elle ainsi rattraper son retard ? Francis Carrier, qui a monté l’association Grey Pride en 2016, s’est pourtant heurté aux constantes accusations de « communautarisme » : « On passe toute sa vie avec des personnes qu’on a choisies. Pourquoi faudrait-il que cela change une fois qu’on est vieux ? »
Son combat a été entendu le 4 juin quand Anne Hidalgo a annoncé, en Conseil de Paris, la mise en place du label « GreyPride Bienvenue ». L’objectif : faire signer une charte aux Ehpad de la Ville (16 établissements) pour qu’ils forment leurs employés au soin de personnes LGBT. « C’est la première fois qu’on reconnaît une action spécifique en France envers les seniors LGBT », salue Francis Carrier, 64 ans. Il est en train de monter un autre projet, en collaboration avec la Mairie, pour ouvrir une grande colocation de seniors gays en perte d’autonomie.
Il faut dire que la question n’est pas nouvelle. Les seniors LGBT sont plus d’un million en France et 65 % d’entre eux vivent seuls. Dix pour cent seulement ont des enfants. L’invisibilité et l’exclusion les frappe donc davantage que les seniors hétérosexuels. Les Invisibles était d’ailleurs le titre d’un documentaire de Sébastien Lifshitz, présenté au Festival de Cannes en 2012, César du meilleur documentaire en 2013, qui contribua grandement à la prise de conscience que les personnes LGBT aussi vieillissent.
En 2013, la ministre déléguée aux personnes âgées et à l’autonomie, Michèle Delaunay, avait publié un rapport sur « Le Vieillissement des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et des personnes vivant avec le VIH ». Parmi les 23 propositions, figurait déjà la construction de maisons de retraite adaptées à un public « gay friendly. » Elle analyse : « Avec l’épidémie de sida, tous ont connu la crainte, voire la perspective d’une mort précoce. Peu ont pensé à préparer leur retraite. Ils pensaient ne pas vieillir. »
« Le Monde » organise vendredi 15 juin de 8 h 30 à 10 h 30 un événement sur la place des seniors dans les « villes intelligentes », au cours duquel Francis Carrier abordera avec Michèle Delaunay la place des seniors LGBT.
Cette conférence aura lieu dans l’auditorium du journal, à Paris (13e).