Chris Marker et l’Afrique : « Le pouvoir de la caméra au service du continent »
Chris Marker et l’Afrique : « Le pouvoir de la caméra au service du continent »
Par Abdourahman Waberi (chroniqueur Le Monde Afrique)
Notre chroniqueur revient sur les engagements du cinéaste français en faveur des arts africains et en Guinée-Bissau.
Chronique. L’exposition « Chris Marker, les 7 vies d’un cinéaste », qui se tient à la Cinémathèque, à Paris, jusqu’au 29 juillet, est l’occasion de revenir sur cet artiste poétique et politique, inconnu du grand public mais prisé par les plus grands créateurs de son temps, de Simone Signoret à Jean-Luc Godard, de François Maspero à Akira Kurosawa. Homme d’engagements et de combats, Chris Marker s’est mis au service de l’Afrique à deux moments importants de son histoire. Avec passion, générosité et une immense discrétion – sa marque de fabrique.
Christian Bouche-Villeneuve – de son vrai nom – est né le 29 juillet 1921 à Neuilly-sur-Seine. Il est mort le même jour quatre-vingt-onze ans plus tard, à Paris. Une vie riche en œuvres de tous genres (films, photos, livres, collages…), voyages, combats, amitiés. Un engagement au long cours, en toute liberté et sans attaches partisanes. Chris Marker a parcouru la planète, donnant la parole aux dominés, comme les ouvriers en grève. Rien de ce qui est humain n’était étranger au pionnier du film de science-fiction français (La Jetée, 1962).
« Les statues meurent aussi » (1953)
Si ce court-métrage est signé par les cinéastes Alain Resnais et Chris Marker, l’initiative en revient à Alioune Diop, le fondateur de la revue Présence africaine, lancée en 1947. Cette commande avait pour but de valoriser les arts africains anciens et contemporains. Alioune Diop a aidé les deux cinéastes à identifier certaines œuvres provenant de collections privées et de divers musées, dont le British Museum à Londres, le Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren (Belgique) et le Musée de l’homme à Paris.
Filmés frontalement dans la pénombre, les masques, fétiches, vestiges et autres statues reprennent vie sous nos yeux. Nul ne peut rester insensible à leur aura. Le charme, au sens fort du terme, opère sur le champ. Le texte, lyrique, sonne la charge. Et le film fait scandale. L’essai esthétique qui se mue en réquisitoire anticolonialiste ne passe pas. La censure durera près d’une décennie.
Les Statues Meurent Aussi (1953) - Chris Marker, Alain Resnais
Qu’à cela ne tienne, Les statues meurent aussi est un document d’histoire reconnu et célébré à la veille du premier Congrès des écrivains et artistes noirs, organisé à la Sorbonne en 1956. Il reste totalement d’actualité et l’engagement du président français, Emmanuel Macron, de réunir d’ici cinq ans « les conditions d’un retour temporaire ou définitif » des fonds en possession de la France semble lui offrir une singulière et inespérée résonance.
L’un des meilleurs hommages adressés aux deux réalisateurs vient d’un autre cinéaste pugnace, un Africain cette fois-ci : le Sénégalais Ousmane Sembène (disparu en 2007), qui dira qu’il a fallu « attendre le film d’Alain Resnais et de Chris Marker pour découvrir une nouvelle Afrique et s’émerveiller du pouvoir de la caméra ».
Un institut du cinéma en Guinée-Bissau
Au milieu des années 1960, Amilcar Cabral, le leader du mouvement indépendantiste de Guinée-Bissau, envoie des jeunes gens se former au cinéma à Cuba pour qu’ils reviennent filmer la guerre de décolonisation contre le Portugal (1963-1974) et les premiers pas du pays devenu indépendant en septembre 1973 – Cabral sera assassiné sept mois plus tôt.
Puis, en 1979, l’inventif et solidaire Chris Marker est chargé de jeter les bases de l’Institut national du cinéma par le gouvernement de Luis Cabral, le jeune frère du martyr de la révolution. La réalisatrice guadeloupéenne Sarah Maldoror (auteure de Sambizanga, Tanit d’or à Carthage en 1972) et la monteuse Anita Fernandez l’accompagnent dans cette nouvelle aventure.
Chris Marker parcourt la Guinée-Bissau et partage sans compter son expérience avec ses jeunes collègues désireux d’imprimer sur la pellicule la lutte pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et, déjà, les errements de l’état postcolonial. C’est dans ce jeune pays, et plus particulièrement dans le décor fascinant de l’archipel des Bijagos, que Chris Marker tourne une partie des images qui apparaîtront dans Sans soleil (1983), considéré comme l’un de ses meilleurs films. Puis il passera la main à Anita Fernandez.
Formée à l’école cubaine, la fine fleur du cinéma bissau-guinéen (Sana Na N’Hada, Flora Gomes, José Bolama Cobumba, Josefina Crato) a gagné ses galons au côté de Chris Marker. Mais si ces talents sont reconnus à l’étranger, l’Institut national du cinéma, lui, végète. A l’image du pays.
Abdourahman A. Waberi est un écrivain franco-djiboutien, professeur à la George-Washington University et auteur, entre autres, de Moisson de crânes (2000), d’Aux Etats-Unis d’Afrique (2006) et de La Divine Chanson (2015).