A Montpellier, des étudiants cobayes pour tester les limites de l’habitat connecté
A Montpellier, des étudiants cobayes pour tester les limites de l’habitat connecté
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO
Douze laboratoires du CNRS et de l’université de Montpellier inaugurent mardi 26 juin un appartement connecté pour y étudier à la rentrée les comportements d’étudiants volontaires. La vie privée est au cœur de l’expérience.
A la prochaine rentrée universitaire, deux étudiants volontaires seront sélectionnés pour habiter gratuitement cette colocation tout confort. En échange, ils devront accepter que leurs faits et gestes deviennent un objet d’étude. / CLAIRE LEGROS / « LE MONDE »
Une entrée, une grande pièce à vivre équipée d’une cuisine, quatre chambres, des toilettes, une salle de bains… A première vue, rien ne distingue ce F5 situé au premier étage d’une résidence flambant neuf d’un quartier populaire de Montpellier.
Pourtant, sous le plancher flottant, des capteurs – seize au mètre carré – sont déjà en place pour déceler la présence et enregistrer les déplacements des personnes d’une pièce à l’autre. Bientôt un dispositif mémorisera l’ouverture et la fermeture des placards, ainsi que les mouvements des résidents. Dans quelques mois, un système de capteurs et de caméras devrait alerter les occupants quand un produit viendra à manquer dans les placards de la cuisine.
Bienvenue dans le logement du XXIe siècle. A la prochaine rentrée universitaire, deux étudiants volontaires seront sélectionnés pour habiter gratuitement cette colocation tout confort. En échange, ils devront accepter que leurs faits et gestes deviennent un objet d’étude. Chaque jour, ils auront à répondre à un questionnaire inspiré de celui que la NASA utilise lors des missions au long cours, afin d’évaluer leurs ressentis. Au bout du couloir, dans une pièce attenante à l’appartement, seront installés des serveurs pour y stocker leurs données personnelles, transmises ensuite, de l’autre côté de la ville, aux ordinateurs des laboratoires de la Maison des sciences de l’homme.
« Replacer l’humain au centre »
Il ne s’agit pas d’un nouvel épisode, version 2.0, de « Loft Story », l’émission de télé-réalité des années 2000, mais bien d’une expérience scientifique, pilotée par des chercheurs du CNRS de Montpellier. Ils inaugurent mardi 26 juin le dispositif HUman home projecT (HUT), un observatoire du logement connecté pour évaluer au jour le jour les comportements d’étudiants cobayes et leurs usages de la connexion, en partenariat avec des entreprises et la métropole de Montpellier.
Sous le plancher flottant, des capteurs – seize au mètre carré – sont déjà en place pour déceler la présence et enregistrer les déplacements des personnes d’une pièce à l’autre. / CLAIRE LEGROS / « LE MONDE »
En quelques années, l’habitat connecté a connu une transformation radicale. Oubliée la domotique à la Jacques Tati, l’heure est aux assistants personnels vocaux qui centralisent le pilotage d’équipements de plus en plus sophistiqués : ouverture et fermeture de volets roulants selon l’ensoleillement, gestion des températures et de l’aération en fonction de la présence des occupants, de la pollution, de la météo… Pour Malo Depincé, juriste et directeur adjoint du laboratoire Dynamiques du droit à Montpellier, l’un des pilotes du projet, « dès que l’on centralise, des choix sont posés. Faut-il aérer pour diminuer la pollution intérieure ou ne pas aérer pour limiter la pollution extérieure ? Qui fixe les règles ? Il y a là un champ de réflexion immense dont il faut se saisir, sinon ce sont des tiers qui le feront ».
Parmi les douze laboratoires impliqués dans l’expérience, on trouve à la fois des ingénieurs en électronique et des architectes, des spécialistes du mouvement, mais aussi des juristes, des linguistes ou des psychologues… Un dialogue interdisciplinaire « essentiel sur les questions numériques si l’on veut replacer l’humain au centre de la réflexion », estime Alain Foucaran, directeur de l’IES (Institut d’électronique et des systèmes) à Montpellier.
Intrusion dans la vie privée
« Avec cette expérience, on quitte enfin le terrain des conjectures et des convictions pour celui de la recherche dépassionnée et objective, constate de son côté Déborah Nourrit, chercheuse en psychologie expérimentale au CNRS qui s’intéresse particulièrement au rapport au temps. On a tous des impressions, des ressentis sur les effets de l’accélération qui accompagne l’usage des objets connectés. Ce temps gagné, à quoi est-il utilisé ? Est-ce pour décélérer ? Les uns y voient un progrès, d’autres s’interrogent sur ses conséquences. On va enfin pouvoir étudier ses effets sur des individus en situation de vie normale. »
Le principal enjeu du projet reste l’étude des usages et du seuil de tolérance à l’intrusion dans la vie privée. « On a fabriqué une chimère pour s’interroger sur ce qui est techniquement possible et éthiquement envisageable, explique Malo Depincé. L’idée est d’aller le plus loin possible vers l’hyperconnexion pour évaluer ce qui est toléré, à quel moment cela devient trop intrusif. Pour certains, le smartphone est jugé plus acceptable que des capteurs dans un appartement, pour d’autres c’est l’inverse. »
Le principal enjeu du dispositif HUman home ProjecT reste l’étude des usages et du seuil de tolérance à l’intrusion dans la vie privée. / CLAIRE LEGROS / « LE MONDE »
L’expérience va faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès de la CNIL (Commission nationale informatique et libertés) et est encadrée par un comité d’éthique. Pour Jean-Gabriel Ganascia, l’un de ses membres, qui préside aussi le Comets (comité d’éthique du CNRS), « une telle expérience est précieuse car c’est la première fois qu’elle est conduite au long cours dans des conditions de vie normale. Or l’étude des usages permet de mettre en évidence des risques éthiques que l’on n’avait pas envisagés. Notre réflexion porte à la fois sur les risques et les limites de ces dispositifs en général, et aussi sur la protection des êtres humains qui vont participer à l’étude ».
Un « bouton d’arrêt d’urgence »
Une première réunion a conduit à la mise en place d’un « bouton d’arrêt d’urgence » selon l’équipe, si l’un des résidents souhaite faire une pause et déconnecter. Son usage représente aussi « une information précieuse », souligne Deborah Nourrit. « Ce qui nous intéresse, c’est le seuil de rupture, le moment où la personne dira “stop” », ajoute Malo Depincé.
Outre un bail de location classique, les étudiants devront signer un « diagnostic de données » leur détaillant l’usage qui sera fait de leurs informations personnelles. Une façon d’« afficher noir sur blanc et en gros caractères ce que les promoteurs des maisons connectées oublient de préciser aujourd’hui », assure Malo Depincé. Ces données personnelles ne seront pas transmises à des tiers ni utilisées hors du protocole.
L’expérience est prévue pour durer au moins trois ans, mais les étudiants resteront libres de résilier le bail à tout moment. Pour l’heure, l’appartement est encore vide. La sélection des colocataires ne démarrera qu’à la rentrée. Seuls impératifs : les candidats devront être technophiles et peu sensibles à l’anxiété. Un premier questionnaire distribué en début d’année universitaire dans les facultés de Montpellier, toutes disciplines confondues, a reçu un accueil favorable : 64 % des étudiants consultés se sont déclarés intéressés par l’expérience.