Coupe du monde 2018 : et si les Russes avaient eux aussi appris de leurs visiteurs ?
Coupe du monde 2018 : et si les Russes avaient eux aussi appris de leurs visiteurs ?
Par Benoît Vitkine
Des centaines de milliers de supporteurs étrangers ont découvert la Russie grâce au football. Quid de leurs hôtes ? Petit tour d’horizon non exhaustif et forcément subjectif.
Des supporteurs russes, dans le centre de Moscou, le 1er juillet. / GLEB GARANICH / REUTERS
C’est un fait incontestable : le Mondial organisé cette année en Russie laissera une empreinte profonde chez les supporteurs venus de la planète entière y soutenir leur équipe. La Russie est un pays propice aux clichés – nombre d’entre eux ont été battus en brèche par l’organisation sans anicroche et la fête joyeuse que le pays a su offrir au monde.
Il faut dire que les Russes – mis à part ceux, nombreux, à ignorer totalement l’événement – se sont joyeusement joints au carnaval bigarré qui a déferlé sur les onze villes-hôtes, ou ont simplement mis un point d’honneur à accueillir au mieux leurs hôtes d’un mois. Les télévisions locales ne se sont pas privées d’insister avec avidité sur le contraste entre la joie des fans et « les horreurs que l’on raconte sur nous dans les médias étrangers ». A l’aéroport de Volgograd, des bénévoles distribuaient aux supporteurs anglais des brochures, prévenant : « Nous sommes des gens tout comme vous ; et non, les Russes ne boivent pas de la vodka à longueur de journée ! »
Des centaines de milliers de visiteurs, venant parfois de régions aux allures de terra incognita pour la Russie – Amérique latine, Afrique… – ont bel et bien découvert la Russie grâce au football. Et les Russes ? Qu’ont-ils découvert à la faveur de ce grand brassage planétaire ? Petit tour d’horizon non exhaustif et forcément subjectif.
De vrais chants de supporteurs
Pour les commentateurs de la télévision russe, ce fut un éternel sujet d’extase : ébahis, d’abord, par le nombre de supporteurs venus soutenir leur équipe match après match – avec un sérieux avantage pour les Sud-Américains –, mais surtout par la qualité et la diversité de leurs chansons. Au niveau du volume sonore, les Russes se sont bien défendus, durant les matchs de leur équipe, mais leur sempiternel « Ro-ssi-a ! Ro-ssi-a ! » apparaît un peu terne face à la profondeur des répertoires brésilien ou anglais.
Il faut dire que la Russie n’est qu’à moitié une terre de football, celui-ci se voyant concurrencé par le hockey. Et que jusqu’à la chute de l’Union soviétique, si crier pour encourager son équipe était permis, toute organisation structurée était regardée avec méfiance.
Les petits gestes civiques du quotidien
La Russie n’est pas précisément le pays du tri sélectif. A vrai dire, elle n’est pas même le pays où l’on a le réflexe de débarrasser son plateau de fast-food. Alors, quand dès les premiers matchs, sont apparues des images montrant des supporteurs nettoyant les travées du stade à l’issue des rencontres, elles ont fait fureur. Pour ne pas tomber dans l’angélisme, signalons que la rue Nikolskaïa au petit matin a rarement la propreté d’une gare suisse.
Payer 5 000 roubles un taxi de l’aéroport et dire merci
Petit intermède mauvais esprit, puisqu’il en va ici des quelques escroqueries dont ont été victimes les visiteurs étrangers. On ignore leur ampleur, mais dès le début de la compétition, des différences de prix « significatives » ont été remarquées dans des restaurants entre les menus en russe et en anglais, une pratique inhabituelle en Russie. Plus courant en revanche durant ce genre d’événements, de nombreuses surfacturations ont été observées dans des taxis, la palme revenant à des Saoudiens qui ont payé 30 000 roubles (400 euros) au lieu de 3 000 le trajet entre l’aéroport et leur hôtel. A Samara, un chauffeur de taxi nous a donné le fin mot : « Tout le monde augmente ses prix, les hôtels en premier lieu, et nous on devrait continuer à gagner des misères ? A quoi il nous sert, ce Mondial ? »
Des supporteurs égyptiens, près de la place Rouge, le 13 juin. / GLEB GARANICH / REUTERS
Parler les langues étrangères…
La pratique de l’anglais progresse à grande vitesse en Russie. Et des efforts ont été faits pour ne pas laisser les supporteurs étrangers face à un mur linguistique. Des volontaires jeunes et anglophones sont venus de toute la Russie, et pas seulement des villes hôtes, pour aider les visiteurs aux abords des stades, dans les transports… On a même vu à Moscou des policiers affublés de brassards « Tourist police »… et on a été vite rassurés de constater que leur lexique allait rarement au-delà de « hello ».
Dans la catégorie choc linguistique, on signalera cette très belle rencontre entre l’envoyé spécial du Temps Lionel Pittet et Nikita, son « ami Google Translate ».
… et tout simplement, parler !
Dans les premiers jours, les policiers regardaient avec des yeux ronds les hordes de barbares peinturlurés déferlant sur leurs villes. Question d’habitude : en Russie, les rassemblements impromptus sont interdits, puisqu’ils peuvent s’assimiler à une manifestation non autorisée. Puis, leur visage s’est déridé, avant que le miracle ne se produise : des sourires, et parfois un « bonjour » glissé timidement.
Sweetest scene came when I saw two Russian police officers having a conversation in English (!!!) with two foreign… https://t.co/MomwTVm2b2
— yaffaesque (@Joshua Yaffa)
Dans un autre Tweet, le même Joshua Yaffa, correspondant du New Yorker, reconnaissait, comme nombre de Russes et d’étrangers, n’avoir jamais vu Moscou aussi ouverte, vivante, authentique, amicale… Et de s’interroger avec une pointe de scepticisme : « Espérons que ça continue après le mois de juillet. »
Les Russes de la rue, eux, ont attendu moins longtemps pour briser la glace. Les scènes de fraternisation entre supporteurs d’équipes rivales les ont rapidement séduits et ils se sont joints avec ferveur au carnaval bariolé qui a fait chavirer les onze villes-hôtes nuit et jour.
Au rayon des scènes improbables, citons celle-ci, rapportée par le journaliste britannique Oliver Caroll, correspondant de The Independent et de l’Evening Standard, à qui un fan anglais dit : « Je ne comprends pas. Les Russes sont TROP amicaux, c’est presque inquiétant. Je parlais avec un ultra qui avait “Marseille 2016” tatoué sur la jambe, et tout ce qu’il voulait faire c’est me prendre dans ses bras. » Pour mémoire, « Marseille 2016 » correspond à ce jour de l’Euro 2016 où des hooligans russes ont sévèrement corrigé des centaines de supporteurs anglais…
An English fan in Volgograd: “I don’t understand. The Russians are being TOO friendly. It’s almost worrying. I was… https://t.co/Nutf96Ppas
— olliecarroll (@Oliver Carroll)
Sans excès toutefois…
Fraternisation, chaleur, alcool… C’est un point sur lequel les Russes eux-mêmes ne se sont pas encore mis d’accord. Faut-il se réjouir ou condamner des rencontres, éphémères ou non, entre jeunes femmes russes et supporteurs étrangers ? La question a fait l’objet d’étranges débats, jusqu’au Kremlin.
Le début du tournoi a ainsi été marqué par la mise en garde de la députée Tamara Pletneva, présidente du comité de la Douma (le Parlement) à la famille, aux femmes et aux enfants, qui a averti les jeunes Russes des conséquences d’idylles avec des étrangers : larmes, séparation, grossesses, enfants enlevés… le tout aggravé si les parents sont « de race différente ». Face au tollé suscité, le porte-parole du Kremlin a dû rappeler que les femmes russes font bien ce qu’elles veulent.
On ignore si, comme après les Jeux olympiques de Moscou en 1980, le Mondial sera à l’origine d’un (modeste) boom démographique, mais on a effectivement vu des idylles se nouer dans un climat tout à fait joyeux. Cela n’a pas empêché le chroniqueur du Moskovski Komsomolets de remettre une pièce dans la machine en écrivant, le 27 juin, un long article intitulé : « Une génération de putains : les Russes au Mondial se déshonorent et déshonorent leur pays ».
La géographie et la tolérance
Entendu par une consœur de France 24 après le match Russie-Uruguay joué dans une chaleur étouffante :
- Ah ça les Uruguayens ils ont bien joué !
- C’est normal, là-bas en Afrique ils sont habitués à la chaleur.
Tout comme les amateurs de ballon rond apprennent dès leur plus tendre enfance la localisation des villes de Brno ou de Cluj, gageons que la Coupe du monde élargira l’horizon de nombreux Russes.
L’apprentissage des drapeaux sur la rue Nikolskaïa de Moscou. / D.R.
Signalons surtout que jusqu’à présent, la compétition n’a pas été marquée par de quelconques incidents racistes, à l’exception de chants nazis entendus à Volgograd, et dont la responsabilité revient, ex aequo, à des supporteurs russes et britanniques. Effet des avertissements très clairs du pouvoir qu’il ne tolérerait aucun incident ou changement en profondeur de la société russe ?
Et les droits de l’homme dans tout ça ?
Il fallait sans doute être naïf pour en attendre autre chose, mais on a du mal à imaginer que le Mondial change quoi que ce soit. Du côté des visiteurs, Mohamed Salah, et à travers lui une partie de l’Egypte, auront sans doute découvert certains aspects troubles de la Tchétchénie, où était hébergée la sélection égyptienne, mais pour le reste, les supporteurs étrangers en goguette sont rarement friands de découvrir les subtilités de la politique locale.
Un sondage – peu représentatif – mené sur quatre groupes de supporteurs étrangers nous l’a confirmé : tous ignoraient par exemple qui peut bien être Oleg Sentsov, prisonnier politique ukrainien détenu en Russie. La question des droits de l’homme en Russie ne se résume pas au cas Sentsov, mais celui-ci est d’autant plus emblématique que Sentsov tente, avec une grève de la faim débutée le 14 mai, d’utiliser l’aura de la compétition pour défendre la cause des quelque 70 prisonniers ukrainiens en Russie.
Dans l’autre sens, à moins que dans le secret des alcôves se déroulent des discussions passionnées sur la séparation des pouvoirs et le droit international, les questions politiques sensibles ne sont guère plus visibles aux yeux des Russes que d’ordinaire. Les quelques tentatives timides d’activistes LGBT d’évoquer le sujet de l’homophobie ou les appels d’ONG à la libération de défenseurs des droits de l’homme emprisonnés n’ont eu aucun écho dans le pays. Pour reprendre l’exemple d’Oleg Sentsov, son sort est très largement passé sous silence dans les médias russes. Et quand les officiels sont sommés de s’exprimer dessus, c’est pour assurer… que l’homme « a gagné des kilos ».