Tour de France : cracher sur les cyclistes fait-il partie de la culture française ?
Tour de France : cracher sur les cyclistes fait-il partie de la culture française ?
Par Clément Guillou, Henri Seckel (envoyés spéciaux à Carcassonne, Aude)
En quelques mots, Dave Brailsford, le patron de l’équipe Sky, a mis lundi un peu de sel dans une dernière semaine du Tour qui n’allait déjà pas en manquer.
Tentative de dab peu concluante. / REGIS DUVIGNAU / REUTERS
16E ÉTAPE : CARCASSONNE - BAGNÈRES-DE-LUCHON, 218 KM
Bienvenue dans la dernière semaine du Tour, qui sera courte, puisqu’elle débute un mardi et s’achève un samedi. Trois étapes de montagne, un contre-la-montre final, un sprint au milieu, et nous serons déjà sur les Champs-Elysées avec un Britannique en jaune. D’ici là, la course aura répondu aux ultimes questions sur lesquelles le peloton aura six heures pour méditer aujourd’hui entre Carcassone et Bagnères-de-Luchons, la plus longue étape de montagne du Tour (218 km), organisée vingt-quatre heures avant la plus courte (65), l’intérêt sportif risquant d’être inversement proportionnel à la distance.
Questions : qui de Chris Froome ou Geraint Thomas dégainera son poignard en premier dans le duel skyïcide qui va nous tenir en haleine jusqu’à la veille des Champs ? L’un ou l’autre peut-il subir une « Simon Yates » – du nom du jeune Anglais qui dominait le dernier Tour d’Italie avant de s’effondrer en troisième semaine ? L’exclusion de Gianni Moscon, a.k.a le « Alexandre Benalla du peloton », va-t-elle ne rien changer, ne rien changer du tout, ou ne strictement rien changer à la mainmise des Sky sur la course ?
Questions subsidiaires : assistera-t-on enfin à une victoire d’étape d’une équipe française, événement inédit cette année ? Assistera-t-on enfin à une victoire d’étape de la Cofidis, événement inédit depuis dix ans ? Pourquoi déplore-t-on qu’une équipe française n’ait pas encore gagné d’étape ? Serait-ce vraiment bon pour le pays ? Ne serait-il pas meilleur pour le pays que cesse l’évasion fiscale qui lui coûte 50 milliards d’euros par an ? Dans le fond, qu’est-ce qui fait le bonheur d’une nation ? Mais dans le fond du fond, qu’est-ce que la nation française ? Mais dans le fond du fond du fond, cracher sur les cyclistes fait-il partie de la culture française ?
« On peut aussi faire un Tour réservé aux équipes françaises »
Cette dernière question nous est soufflée par Dave Brailsford, qui l’a formulée telle quelle en conférence de presse, hier, lors d’une journée de repos où il a beaucoup été question de l’hostilité du public envers l’équipe Sky qu’il dirige. On revoit l’action au ralenti : « Je ne pense pas que les crachats aient leur place dans le sport professionnel, ni même dans la vie de tous les jours. Mais il semblerait que ce genre de choses se fasse ici. C’est intéressant. On a fait le Tour d’Italie alors que « l’affaire Froome » était en cours, et les Italiens ont été fantastiques. [Pendant la Vuelta], les Espagnols ont été fantastiques. Il semblerait que ce soit quelque chose de très français. Vous voyez, quelque chose dans la culture française, non ? (It just seems to be a French thing. Just like a French cultural thing, you know, isn’t it ?) »
Les Italiens ont effectivement été fantastiques, surtout les deux infirmiers courant après Froome avec un pulvérisateur de Ventoline géant dans le colle delle Finestre – on n’a encore rien vu de mieux sur la route du Tour de France qu’une pancarte indiquant : « Ici, l’asthme, on le soigne en buvant du pinard ». Fantastique aussi, le CV de l’Italien Gianni Moscon, qui comporte déjà quelques hauts faits de violence et de racisme. Peut-être tout cela est-il très italien ?
Guy from a country with century-long issues with hooliganism who manages Italian guy who has harassed a black compe… https://t.co/aHUN3tbKKP
— Pflax1 (@Peter Flax)
(« Un type venant d’un pays ayant un problème de hooliganisme depuis des siècles, et qui dirige un Italien ayant insulté un coureur noir et qui vient d’être exclu du Tour pour avoir frappé un coureur français, dit que le problème, c’est la culture française »)
Dans l’euphorie générale, le patron de l’équipe Sky a vidé une seconde bouteille d’huile sur le brasier : « Quand on accueille un événement comme le Tour de France, on devrait avoir envie que les meilleurs coureurs du monde y participent, et faire preuve d’un peu plus de respect à leur égard. Si on ne veut pas qu’ils viennent, on peut aussi faire un Tour de France réservé aux équipes françaises. » Flamboyant Brailsford, qui parle avec ses tripes, sans filtre, sans calcul, à l’instinct. Si seulement ses cyclistes pouvaient courir de la même manière ! S’il n’avait pas l’impression de voir passer un rouleau compresseur branché sur son compteur de watts, le public serait-il aussi hostile ?
La Sky, c’est le PSG
Certains adversaires de la Sky ont tenté de voler à son secours, tel Vincent Lavenu, patron de l’équipe AG2R : « Sky domine, soit. Comme Usain Bolt a dominé en athlétisme, comme Rafael Nadal domine à Roland-Garros. Mais, là, on ne ressent pas cette agressivité. » Faux. Sky domine plutôt comme le PSG domine la Ligue 1 : ses coureurs, ses entraîneurs, ses méthodes sont supérieus, parce que son budget est supérieur. « N’importe quel équipier de Froome et Thomas est mieux payé que Romain Bardet », souffle, dépité, un cadre de l’équipe AG2R, dont le budget (14,5 millions d’euros en 2017) et 2,5 fois inférieur à celui de la Sky (37 millions). Se réjouir de voir Sky gagner le Tour, c’est se réjouir de voir le PSG mettre 8-0 au FC Metz. L’équipe britannique a trouvé la formule pour gagner des courses, mais pas l’estime des fans de vélo. Combien de temps ses dirigeants feront-ils semblant de ne pas le comprendre ?
Soyons clairs : rien n’autorise la violence ou l’insulte ; rien n’interdit les sifflets ou les huées. Ce n’est pas ici que l’on défendra les quelques abrutis qui s’en prennent physiquement aux coureurs de la Sky. Mais ne pas applaudir sagement l’équipe qui écrase la concurrence par sa puissance financière et sa supériorité technologique aux antipodes d’une vision romantique du cyclisme, oui, peut-être y a-t-il là quelque chose de très français.
« Quelque chose dans la culture française. » / Peter Dejong / AP
Départ à 11 h 30 ; arrivée vers 17 h 20.
Tour du comptoir : Millau
Chaque matin du Tour, En danseuse vous envoie une carte postale du comptoir d’un établissement de la ville-départ de la veille.
Où l’on découvre un proverbe.
Combien avez-vous pris de jours de vacances depuis 2015, vous ? Mario Depoilly le sait, et de mémoire : cinq jours pour un mariage en septembre 2015, cinq jours pour un mariage en septembre 2016, six jours en avril 2018. Seize en quatre ans. En semaine, il s’offre deux après-midi de pause, dimanche et lundi. Le reste du temps, de 5h30 à 21h30 environ, il est derrière son comptoir et sert à boire au quartier.
Ça a commencé le 5 janvier 2014, jour de la réouverture du Café du Rouergue, qu’il a racheté. Ça prendra fin en mars 2020, quand le crédit sera remboursé. D’ici là, Mario serre les dents, plus qu’il ne l’avait envisagé. Sur l’année, il encaisse 70 000 euros. Les bons mois, cela lui en laisse 400. Mario croit bon de préciser qu’il « ne sort pas ». « C’est bien plus dur que ce que je pensais. Mais je me serai battu. »
A l’achat, Mario dit s’être fait « pigeonner », dans l’euphorie de vouloir monter son affaire, et nous apprend un dicton au passage : « Comme on dit, un pigeon se lève tous les matins. »
Ce qui le rembourse de sa vie au comptoir, il le dit avec un sourire presque coquin : « Les gens. C’est très, très enrichissant. Les gens viennent s’asseoir à votre table et vous parlent de leurs problèmes, de politique, de leur région... »
Mario vient des environs de Dieppe, a fait des années de restauration à Paris où il est devenu supporteur du Paris Saint-Germain, ce qui ne doit pas être facile tous les jours à Millau. Il est venu par amour mais l’amour est capricieux. Ici, il a trouvé « très dur de se faire accepter, car les gens sont assez chauvins ». Il a toutefois récupéré toute la clientèle, qui est là dès 6 heures : les ouvriers, le marchand de journaux, les retraités pour qui il bricole un petit déjeuner, un tripou par exemple.
La Coupe du monde a bien marché, ça l’a fait respirer. Le maire avait refusé l’installation d’un écran géant pour faire marcher les cafés. Au comptoir, on n’a parlé que de ça, pendant un mois. Mario avait senti le coup : il avait repris l’abonnement à BeIn et diffusait les matches en intégralité. Ca changeait de BFM TV. Et maintenant, de quoi parle-t-on ? Du Tour, un peu, même si les Sky n’inspirent personne. L’affaire Benalla ? « Quoi ? Non, personne ne parle de ça. Mais oui, j’ai vu qu’ils en parlaient à la télé. » De politique, un peu, quand même. A propos, on est passé près de la correctionnelle : « Heureusement que c’est pas Le Figaro, on aurait mis des barbelés à l’entrée ! » Si vous êtes à Millau et que vous n’êtes pas du Figaro, allez au Café du Rouergue.