Oh maman, les Pyrénées. / Peter Dejong / AP

19E ÉTAPE : LOURDES - LARUNS, 200 KM

Évidemment, ça demande un peu d’imagination, et on ne peut pas dire que celle du Tour 2018 soit débordante. Mais faisons l’effort. Mettons. Que Geraint Thomas ait mal dormi cette nuit, gêné par les nuées de moustiques du Parc Beaumont de Pau où se trouve l’hôtel de son équipe ; qu’il paie son insomnie en calant sur les pentes de l’Aubisque en fin d’après-midi ; que Tom Dumoulin parvienne à lui prendre cinquante secondes à l’arrivée.

Mettons encore. Que demain, rattrapé par la perspective vertigineuse d’un triomphe sur les Champs, le Maillot jaune s’emballe et appuie un peu trop fort sur ses pédales dans le contre-la-montre d’Espelette ; qu’il vire large dans le premier rond-point, et aille dire bonjour aux barrières ; que Dumoulin, champion du monde de la discipline, boucle son chrono une minute plus vite que lui. Nous voilà donc avec un écart inférieur à dix secondes entre les deux hommes dimanche matin, et la promesse d’une dernière étape palpitante – fantasme absolu d’une partie de la rédaction d’En Danseuse.

Qui a vu la solidité et l’assurance affichées par Geraint Thomas depuis trois semaines sait bien que tout cela relèverait du miracle. Mais 1), l’étape du jour débute à Lourdes, et 2), Christophe Laporte a failli offrir hier à l’équipe Cofidis sa première victoire sur le Tour depuis dix ans, ce qui est bien la preuve que tout peut arriver dans le football. Le Français a finalement échoué à la deuxième place, gêné par un geste technique subtil de son compatriote Arnaud Démare : un « écart de bâtard ».

Dommage pour la Cofidis, et tant mieux pour nous, qui nous voyons gratifiés d’une nouvelle séquence d’anthologie par la FDJ. Marc Madiot a crié moins moins fort et moins longtemps que l’an dernier à Vittel, mais la petite marque d’amour finale est de toute beauté.

« Ah j’appelle ma femme. » Central.

Tout comme Démare, qui a bénéficié hier de l’absence de ses rivaux éliminés par la montagne, de la blessure de Sagan, et de la clémence du jury, Geraint Thomas semble avoir la baraka sur le Tour 2018 qu’il a traversé sans encombre, esquivant tous les pièges, y compris la tentative de harponnage de ce spectateur indélicat dans le col du Portet.

C’est comme si la désormais légendaire « chatte à Dédé » s’était momentanément déguisée en « chatte à Gege ». Comme si le Gallois avait attiré à lui toute la bonne fortune possible, au détriment de Chris Froome, dont on peut constater ci-dessous qu’il aura vécu un Tour de France 2018 mémorable, mais dans le sens inverse.

Aspin, Tourmalet, Aubisque : une dernière orgie de cols mythiques à franchir aujourd’hui, et Geraint Thomas pourra voir la vie en jaune. « On s’attend au pire, et on espère le meilleur, disait-il hier. Je m’attends à ce que Tom Dumoulin tente quelque chose pendant l’étape. Mais gagner deux ou trois minutes [aujourd’hui], ça peut vouloir dire en perdre plus [demain]. » « Mes chances de gagner le Tour sont très minces, constatait pour sa part le Néerlandais. Mais si je vois une opportunité, je vais la saisir. Thomas peut me battre dans le contre-la-montre, il est très en forme. Si je veux gagner, il me faudra sans doute prendre deux minutes dans les Pyrénées. Ce sera compliqué. »

Ce sera même impossible. A moins que Thomas ne se prenne le guidon dans la lanière de l’appareil photo d’un spectateur. A moins qu’un gendarme ne lui saute dessus dans la descente du Tourmalet. A moins qu’il ne tire tout droit dans un virage. A moins que la flamme rouge ne s’effondre sur son passage. A moins qu’un chien ne se fiche sous ses roues. A moins qu’un photographe ne se retire trop tard de sa trajectoire. A moins qu’un troupeau de vaches ne traverse devant lui.

Attention, le Tour ne manque pas toujours d’imagination.

Départ à 13 h 05. Arrivée prévue à 17 h 45.

Le Tour du comptoir : Trie-sur-Baïse

Chaque matin du Tour, En danseuse vous envoie une carte postale du comptoir d’un établissement de la ville-départ de la veille.

Où l’on n’a pas fait de jeux de mots.

Le type arrive au comptoir.
« Deux bières s’il vous plaît.
- On n’a plus que de l’ambrée. »

Le type se retourne
« André ! Y a plus que de l’ambrée ! T’en veux une quand même ? »
(au loin)
- ouais ! »
Le type se reretourne.
« Alors une ambrée pour André. »

Ambrée, pardon, André, pardon, entrée en matière prometteuse, parce qu’on espérait bien débarquer dans un paradis du jeu de mots en arrivant à Trie-sur-Baïse, village des Hautes-Pyrénées qui tient à son tréma.

Espoir déçu. Sans doute est-ce mieux ainsi : plus personne, hormis les esprits farcis par trois semaines de Tour comme le nôtre, ne se gausse du potentiel salace du nom de la commune. On a bien croisé, par ailleurs, trois messieurs venus de Burg, à quelques kilomètres d’ici, qui ont fièrement évoqué la banda (la fanfare) de leur village, victorieuse du championnat de France de la discipline il y a cinq ans dans la ville voisine de Condom. Mais le filon du graveleux s’est vite tari.

On a encore eu droit à un sobre « Triais sur le volet » de la part d’un voisin de comptoir à qui on demandait comment s’appelaient les habitants d’ici. Et basta. Fini les calembours.

Trie-sur-Baïse – la Baïse est la rivière qui passe par là, où l’on pêche l’anguille –, 1066 habitants au dernier recensement, au moins dix fois plus ce jeudi matin. En attendant le départ, trois messieurs d’un âge respectable assis dans des chaises pliantes plongent leur fourchette en plastique dans des boîtes de thon à moitié décapsulées. Une famille épluche des œufs durs assise par terre, juste à côté du café opportunément appelé « Le Sport », à l’intérieur duquel règne un foutoir sans nom. On y croise des hordes de jeunes gens ivres hurlant si fort qu’il y aurait de quoi rendre sourds les plus anciens s’ils ne l’étaient pas déjà.

Robert Ader (à gauche) et Marcel Bertreyx.

Parmi les vieux de la vieille, assis l’un face à l’autre, Robert Ader, venu de Villembits (aucun jeu de mots) et Marcel Bertreyx, de Lamarque-Rustaing, tous deux nés en 1936.

Ce dernier était agriculteur, il possédait une soixantaine de bovins, il lui manque l’avant-bras droit, mais on n’a pas osé demander pourquoi. Il est né chez lui, à une époque où l’on n’allait pas encore à la maternité de Tarbes pour sortir du ventre de sa mère. « J’ai mes racines ici, je suis planté dans cette région », dit-il en roulant les « r » très fort (essayez un peu de prononcer « Marcel Bertreyx » en roulant les « r », pour voir).

Son compère Robert Ader n’a pas toujours vécu dans le coin. « Je me suis exilé pour fonder une entreprise de BTP. » Exilé où ? « En Haute-Corrèze. » On a connu plus lointain, comme exil. Lui aussi était né à domicile. « On a connu des choses, mon pauvre… », dit-il, avant d’énumérer : « J’ai connu le premier raccordement au gaz, le premier téléphone, les premiers WC… » Il pourra désormais dire qu’il a connu le premier départ d’une étape du Tour à Trie-sur-Baïse.