Le grand jury, pilier de la justice américaine
Le grand jury, pilier de la justice américaine
Par Maud Obels
Le rapport d’un grand jury de citoyens sur des abus sexuels commis par des prêtres en Pennsylvanie a entraîné une réaction du pape. Comment fonctionne cette institution quasiment unique au monde ?
Depuis la mi-août, l’Eglise catholique est ébranlée par la publication d’un rapport sur les abus commis par plus de trois cents « prêtres prédateurs » sur au moins mille enfants, en Pennsylvanie. Cet exceptionnel document de près de neuf cents pages est l’œuvre d’une institution américaine méconnue et presque unique au monde : le grand jury, composé de simples citoyens.
Ce n’est pas la première fois qu’un jury populaire se penche sur une affaire de pédophilie au sein de l’Eglise catholique américaine, mais jamais une enquête n’avait révélé autant de cas. Dans ce dossier, trente-trois jurés populaires ont travaillé pendant deux ans pour synthétiser des documents internes à l’Eglise et auditionner des victimes. Ils ont également entendu plus d’une douzaine de prêtres, qui ont, pour la plupart, admis leurs actes.
Si ce travail d’investigation est hors norme par son ampleur, l’institution intervient régulièrement dans les procédures judiciaires aux Etats-Unis. Un grand jury a par exemple été constitué par le procureur Richard Mueller dans l’enquête visant des soupçons d’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine de 2016. Fin mai, un autre a confirmé l’inculpation du producteur hollywoodien Harvey Weinstein pour viols et agressions sexuelles.
Qu’est-ce qu’un grand jury ?
Cette procédure, partagée seulement avec le Liberia, trouve ses racines dans la justice médiévale anglo-saxonne. C’est un pilier du système judiciaire américain : un groupe de jurés tirés au sort, au nombre variable − entre seize et vingt-trois citoyens, dans le système fédéral −, est saisi par le procureur. Selon le 5e amendement de la Constitution, il doit intervenir dans toutes les affaires criminelles jugées au niveau fédéral pour décider, en fonction des éléments présentés par le procureur, s’il y a lieu ou non de tenir un procès. Si c’est le cas, c’est le grand jury qui prépare l’acte d’accusation. Cette obligation ne s’applique cependant pas aux Etats, qui sont libres d’utiliser ou non ce système.
Afin de préparer l’acte d’accusation, le grand jury peut être amené à conduire un véritable travail d’investigation en amont du procès. C’est alors un moyen pour le procureur d’obtenir des documents et des auditions sous serment, comme dans l’enquête de Pennsylvanie. « En résumé, le grand jury joue un rôle d’épée en tant qu’organe d’investigation, et un rôle de bouclier en tant qu’organe de protection contre les poursuites arbitraires », explique Idris Fassassi, professeur de droit constitutionnel et de droit international à l’université Panthéon-Assas.
Cette institution est appelée grand jury, par opposition au petit jury, qui siège pendant les procès criminels et compte seulement douze jurés. Pour résumer : le grand jury rend son avis sur l’opportunité d’un procès, tandis que le petit jury se prononce sur la culpabilité du prévenu à l’issue de son procès.
Quel pouvoir a-t-il ?
Le grand jury est, en principe, autonome. Il n’est formellement encadré ni par le juge ni par le procureur, mais ce dernier lui explique la loi et présente les preuves en sa possession. Son travail et l’identité de ses membres, qui n’ont pas le droit de consulter les médias durant leur mission, sont tenus secrets afin de prévenir toute tentative d’intimidation. Il s’agit également de préserver l’anonymat des suspects en cas d’absence de poursuites.
Le jury dispose du temps qu’il juge nécessaire pour mener à bien son enquête. Il peut poser les questions qu’il souhaite au juge, a accès à tous les documents dont il a besoin et convoque les témoins qu’il désire entendre. Le témoin s’exprime alors sous serment et n’a pas le droit d’être assisté d’un avocat. Ce dernier n’a par ailleurs pas accès aux documents fournis aux jurés. Il s’agit donc d’un puissant levier pour l’accusation.
« Les témoins peuvent toutefois refuser, explique Pierre Hourcade, avocat aux barreaux de Californie, New York et Paris. C’est un droit assuré par le cinquième amendement : ne pas être obligé de témoigner contre soi-même. » Le producteur Harvey Weinstein, arrêté puis libéré sous caution, avait ainsi refusé, en mai, de témoigner devant un grand jury, accusant le procureur de céder à « la pression politique ».
La décision du grand jury
Contrairement au petit jury, le grand jury n’a pas besoin de l’unanimité pour prendre sa décision, la majorité simple suffit. Censée être l’expression du peuple, sa décision n’est susceptible d’aucun recours.
Après son travail d’instruction, les jurés remettent leur rapport, qui est souvent rendu public. Dans l’affaire de Pennsylvanie, le document a été diffusé sur Internet accompagné d’une vidéo de témoins. Les jurés ont même outrepassé leurs prérogatives en citant les noms de prêtres décédés ou impliqués dans des affaires prescrites. « Ce rapport est notre seul recours », « quasiment tous les cas » étant frappés par la prescription, ont expliqué les auteurs pour justifier ce choix.
Une procédure controversée
Pour ses partisans, le système du grand jury est une garantie pour les citoyens. « C’est une procédure tout à fait démocratique. Le peuple prend la décision, plutôt que de la laisser uniquement dans les mains du procureur », estime M. Hourcade.
Mais cette procédure est régulièrement critiquée Outre-Atlantique. Le grand jury est principalement accusé d’être devenu une arme au service de l’accusation, au lieu de protéger les citoyens contre de potentiels procès arbitraires.
Plusieurs éléments de son fonctionnement sont dénoncés. Après avoir décidé de constituer un grand jury, le procureur lui soumet lui-même les preuves issues de l’enquête policière. Il peut donc choisir de ne pas évoquer certains éléments favorables à la défense. Sol Wachtler, ancien juge en chef de la cour d’appel de New York, a ainsi longtemps milité pour la suppression de cette instance, estimant qu’un procureur pourrait convaincre un grand jury « de poursuivre un sandwich au jambon ».
De fait, selon les statistiques du ministère de la justice américain, en 2010, les grands jurys ont rejeté l’inculpation dans seulement onze affaires fédérales, sur les 162 351 qui leur ont été présentées.
Un manque de transparence ?
D’autres observateurs soulignent le manque de transparence des grands jurys, comparés aux examens préliminaires existant dans les tribunaux d’Etat, qui sont, eux, ouverts au public et contradictoires. « En choisissant la procédure secrète du grand jury, les procureurs utilisent les jurés comme des pions dans leur stratégie politique », estimait, en 2014, LaDoris Hazzard Cordell, ancienne juge, alors vérificatrice indépendante de la police, en Californie.
« La dimension démocratique, qui résulterait du contrôle exercé par des citoyens, s’estompe en pratique devant la réalité de la mainmise du procureur, confirme M. Fassassi. Non seulement les droits de la défense sont sérieusement mis en cause, mais la dimension secrète de sa procédure contrevient à l’idée d’une justice transparente. Ce secret nuit également à la compréhension par les justiciables de cette institution fondamentale. »
Cette procédure est particulièrement critiquée dans les affaires de bavures policières. Ainsi, en 2016, un juge du Minnesota, Mike Freeman, a décidé, sous la pression, de ne plus faire appel à un grand jury dans les affaires de tirs policiers.
« Les décisions prises par des grands jurys de ne pas poursuivre des policiers impliqués dans la mort de jeunes Afro-Américains ont relancé la discussion autour du grand jury, explique Idris Fassassi. Ces décisions ont mis sous le feu des projecteurs une institution relativement peu connue des Américains eux-mêmes. »
Quelques affaires célèbres
Dans le cadre de l’affaire du Watergate, Richard Nixon avait été contraint de déposer devant un grand jury durant deux jours, en juin 1975, un an après sa démission. Plusieurs avocats de la Maison Blanche avaient alors été poursuivis, une inculpation du président étant une prérogative du Congrès.
Deux décennies plus tard, en août 1998, un autre président, en exercice cette fois, avait été entendu par un grand jury : Bill Clinton, dans le cadre de divers scandales dont des accusations de harcèlement sexuel et de parjure concernant sa liaison avec Monica Lewinsky. Il y avait fait un faux témoignage, qui sera retenu contre lui par la Chambre des représentants.
Plus récemment, dans l’affaire de Ferguson (Missouri), un grand jury a pris une décision controversée : il a décidé de ne pas engager de poursuites contre Darren Wilson, un policier qui avait tué par balles Michael Brown, jeune Afro-Américaines de 18 ans, estimant qu’il s’agissait de légitime défense. La composition ethnique du jury (neuf blancs, trois noirs) avait alors été mise en cause.