Faute de bons jeux « Sonic », les fans développent les leurs
Faute de bons jeux « Sonic », les fans développent les leurs
Par Corentin Lamy
Une quarantaine de jeux amateurs sont présentés cette semaine lors de la Sonic Amateur Games Expo, un festival à suivre sur Internet.
Les fans du plus célèbre des hérissons peuvent se réjouir : depuis samedi 25 août, les annonces de nouveaux jeux de la série Sonic the Hedgehog se succèdent.
Pêle-mêle, on parle d’un remake de Sonic Chaos, initialement sorti sur Master System en 1993 ; de Sonic Z-treme, un nouvel épisode pour Saturn, une console du siècle dernier ; ou encore de Petit Hedgehog, curieux jeu ultrarétro au pixel art délicieux. Ce n’est pas tout : les annonces devraient continuer de pleuvoir jusqu’au 1er septembre.
Pourtant, ces jeux n’ont rien d’officiel. Ils sont développés loin des studios de Sega, responsable des jeux originaux, qui ferment (pour l’instant) les yeux sur ces productions que d’autres considéreraient comme parasites.
Sonic Chaos, Petit Hedgehog et les autres sortent tout droit de l’imagination et des lignes de code de fans enamourés de Sonic, qui, chaque année, tiennent un festival en ligne : la SAGE, pour Sonic Amateur Games Expo. Depuis dix-huit ans, c’est l’occasion pour ces développeurs amateurs de dévoiler l’avancée de leurs travaux et leurs nouveaux projets.
- Sonic Chaos
Le filon de la nostalgie
L’histoire de ces jeux amateurs est celle d’un déraillement : celui de la série Sonic, qui, depuis 1994 et le dernier grand « classique » de la série, Sonic & Knuckles, s’égare.
Depuis, Sega essaie de se renouveler, avec plus ou moins de succès, multipliant les incartades (dans le jeu plate-forme en 3D, dans le jeu de course, dans les comics ou les dessins animés), gagnant de nouveaux fans à chaque fois, mais en perdant d’autres dans la manœuvre.
Ceux-ci, confus, pour retrouver le frisson des jeux qu’ils ont tant aimés, n’ont alors pas d’autre choix… que de les développer eux-mêmes. C’est du moins la théorie de Ryan Bloom, fondateur de la SAGE, qui explique ainsi l’extraordinaire vivacité des jeux Sonic « amateurs » — tandis que les jeux amateurs Super Mario par exemple, peut-être parce que Nintendo prend davantage soin de ses fans, ont moins de succès.
« Les fans ont tendance à chercher à produire eux-mêmes ce que les créateurs ne leur fournissent pas, ou plus, explique M. Bloom. C’est pour ça que tant de “fanfictions” [des récits d’amateur dérivés d’une œuvre] fantasment des couples qui n’existent pas dans les œuvres originales. »
Et quand, flairant le filon nostalgique, Sega essaie en 2010 de convoquer l’esprit de Sonic & Knuckles, c’est avec Sonic 4, un jeu médiocre qui achève de convaincre les fans que personne mieux qu’eux-mêmes ne sait ce qui est bon pour le hérisson.
-Sonic Z-Treme
Plate-forme de référence pour les jeux amateurs
Alors ils se saisissent des outils à leur disposition. Ryan Langley, créateur de la plate-forme Sonic Fan Games HQ (SFGHQ), se souvient de l’année 1998 : « A l’époque, les logiciels Klik & Play et Click & Create sont devenus populaires. Ils ont permis à des créateurs de commencer à dessiner leurs propres personnages. » Sonic Adventure s’apprête alors à sortir. Le premier épisode majeur depuis Sonic & Knuckles, publié quatre ans plus tôt — une éternité. L’impatience gagne. « Les gens cherchaient en ligne tout ce qu’ils pouvaient trouver concernant Sonic. Il y avait des comics, des dessins animés, mais pas de jeux… »
Mais il manque aux développeurs une plate-forme pour partager leurs créations. L’espace de stockage sur Internet est encore une denrée rare et chère, « même si les jeux à l’époque ne pesaient qu’un à trois méga ». Ryan Langley leur offre cet espace, avec SFGHQ, qui, avec les années, s’impose comme la référence pour les jeux amateurs. « C’était une véritable famille, pour le meilleur et pour le pire », se souvient Ryan Bloom, le fondateur de la SAGE. Une famille que rapproche un ADN commun, mais avec ses problèmes aussi :
« Sans surprise, c’est difficile de fixer la limite entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas quand on fait des jeux dont 99 % du contenu est piqué ailleurs. Si on utilise des éléments des jeux Sega sans leur permission, pourquoi s’interdire d’emprunter des éléments d’autres jeux amateurs ? Je me souviens d’une guerre qui a éclaté quand un certain N8Dawg a donné l’autorisation à quelques personnes seulement de réutiliser ses dessins. Très vite, utiliser ou pas ses graphismes est devenu un véritable marqueur au sein de la communauté. C’était un cauchemar. »
- Petit Hedgehog
Réunion de familles
Et puis, comme dans n’importe quelle famille, les petits deviennent grands. On passe à autre chose, on se disperse, on perd contact. Avec les années, SFGHQ, qui existe encore aujourd’hui, devient moins incontournable.
Alors Ryan Bloom, encore lycéen, lance en 2000 la Sega Amateur Games Expo, comme on se retrouverait à l’occasion de ponctuelles et festives cousinades. Mais au lieu d’y montrer les photos du petit dernier, on s’y échange des prototypes. « Je vois des jeux à la SAGE dont je n’ai jamais entendu parler », s’étonne encore M. Bloom.
Lui imagine alors un futur où la SAGE deviendrait un vrai Salon, une convention où se retrouveraient les fans de Sonic, capable de faire suffisamment de bruit pour attirer l’attention des médias. A l’époque, selon lui, « les jeux créés par des fans avaient mauvaise presse, on les considérait souvent comme une forme de piratage, un peu comme les jeux non officiels vendus sur le marché noir. C’était impossible d’espérer pouvoir être relayés par les sites de jeux vidéo ».
M. Bloom passe la main après quatre éditions, et dix-huit ans plus tard, la SAGE n’est toujours pas devenue un vrai Salon. Tant pis. Entre-temps, l’événement s’est trouvé un nouveau but : permettre de se fixer des objectifs, les fameux « milestones » (« étapes de développement ») qu’imposent les éditeurs aux développeurs professionnels.
« Au lieu de simplement travailler sur des jeux et de les sortir quand ils le sentent, maintenant les gens se motivent de façon à avoir quelque chose à montrer à la prochaine SAGE. J’ai mis des années à le comprendre, mais si la SAGE est toujours là, c’est parce que c’est devenu un outil utile aux développeurs. »
- Sonic Robo Blast 2
Patrimoine geek
Quel statut légal pour ces jeux amateurs ? Officiellement, ils sont illégaux, se réappropriant sans l’autorisation expresse de Sega les personnages et l’univers d’une de ses séries. Sollicité par Le Monde le 7 août afin de connaître la position de l’entreprise sur le sujet, Sega n’a pas donné suite.
On a connu l’entreprise japonaise peu coulante : en 2011, elle avait fait interdire la distribution d’un jeu amateur Streets of Rage, une autre de ses propriétés. Pourtant, dans le cas de Sonic, Sega semble se montrer moins intransigeant. Comme s’il était établi que la parodie, le détournement, l’hommage et la réappropriation faisaient partie du patrimoine génétique de l’icône geek.
« Il y a quelques années, se souvient Ryan Bloom, le community manager du compte Twitter officiel de Sonic a même laissé un commentaire sur une vidéo live des créateurs [du jeu de fans] Green Hill Paradise pour les féliciter ». Il reste cependant lucide, et sait que Sega peut changer de politique du jour au lendemain. Et se prend à rêver :
« Au Japon, il existe une scène “doujin”. Ça désigne les contenus créés par les fans : on peut parfois trouver des mangas doujin vendus sur l’étagère juste à côté du truc officiel. Il y a même des jeux doujin maintenant. Ça me fascine. »
- Sonic World
Boucler la boucle
Pas question évidemment pour Sega de laisser des développeurs indépendants commercialiser des jeux dans lesquels figure sa précieuse mascotte.
Pourtant, certains jeux au départ conçus comme des « fan games » Sonic, ont connu une carrière commerciale, troquant le hérisson contre des héros originaux. Spark the Electric Jester est par exemple sorti sur la boutique en ligne Steam en 2017, et il suffit d’en voir une image pour y deviner son ascendance « sonicienne ».
Idem pour Freedom Planet, initialement sorti sur PC en 2014, et qui a connu un tel succès qu’il sera disponible sur Switch à compter du 30 août et aura, si tout va bien, une suite.
Reconnaissance ultime : Sega est même allé jusqu’à débaucher des créateurs au départ amateurs pour développer les versions smartphone des premiers épisodes de la saga. L’équipe, menée par l’Australien Christian Whitehead, a même touché du doigt le Graal : Sega l’a mise aux commandes du dernier épisode en date de la série, un jeu en forme d’hommage rétro, Sonic Mania (2017).
- Spark the Electric Jester
La SAGE a l’habitude de recevoir des guest stars, à l’image, lors de précédentes éditions, de Naoto Ohshima (créateur du design du hérisson) ou de Mike Pollock (la voix anglaise de son rival Dr. Eggman). Façon de boucler la boucle : cette année, les stars invitées n’étaient autres… que les développeurs de Sonic Mania, qui ont eux-mêmes fait leurs armes, il y a bien des années, sur le site SFGHQ et lors de la SAGE.
« Pensez à Transformers, conclut Ryan Bloom. Il a pu s’écouler des années entre les films, ou les séries télé. Mais ça n’a pas découragé les fans de se retrouver sur Internet, ou en convention. Il y aura toujours, sous une forme ou une autre, des Transformers, jusqu’à l’extinction de la race humaine. C’est probablement vrai pour Sonic aussi ».