L’Usine Syncrude d’extraction vue du ciel, en février.  D’après une photographie de Samuel Bollendorff. / .

Revenir sur des lieux oubliés, remettre en lumière des catastrophes qui ont quitté l’actualité, adapter notre pratique du journalisme aux défis de la crise environnementale, c’est-à-dire décrypter la complexité, donner à voir l’invisible, couvrir le long terme autant que l’événement : Le Monde s’est associé au photojournaliste Samuel Bollendorff pour publier, du 1er au 8 septembre, une série de sept reportages en territoires contaminés. Ce sont des villes, des régions entières parfois, souillées par des pollutions irréversibles à l’échelle humaine du temps. Ces sept lieux ont été choisis – aux Etats-Unis, en Russie, au Japon, au Canada, en Italie, au Brésil ou encore au milieu de l’océan Pacifique – pour leur caractère exemplaire et la diversité des situations qu’ils illustrent. Leur point commun est d’être devenus impropres au développement harmonieux de la vie en général, et de celle des humains en particulier.

Au-delà de leur cas particulier, ils illustrent surtout une perturbante réalité : silencieusement, loin des regards, une partie du monde devient progressivement de moins en moins propice à la présence de la vie. Partout sur Terre, la majorité des substrats – les sols, l’air, l’eau – portent désormais la marque indélébile des résidus de l’activité humaine, sous forme de substances chimiques de synthèse, d’hydrocarbures, de métaux lourds, de pesticides… Les chiffres dépassent parfois l’imagination : en Chine, par exemple, les autorités ont révélé en avril 2014 que 16 % des sols du pays dépassaient les normes, déjà singulièrement laxistes, en matière de pesticides et de métaux lourds. Même dans les zones reculées de l’Arctique ou de la forêt amazonienne, présumées vierges, on trouve des traces de plastique, de phtalates, de divers composés toxiques et persistants. Bien souvent, ces substances se fixent dans la chaîne alimentaire et remontent, d’une manière ou d’une autre, jusqu’à nos assiettes.

Les mêmes erreurs sont commises

Car ces territoires souillés à jamais sont les nôtres. Nous partageons les histoires qu’ils racontent. Dans la petite ville d’Anniston, en Alabama, Monsanto a fabriqué pendant près d’un demi-siècle des substances hautement toxiques – les polychlorobiphényles (PCB) – et a pollué irrémédiablement la ville et ses habitants. Mais, avec le temps, on se rend compte que cette catastrophe n’est pas seulement locale : aujourd’hui, la majorité des humains portent en eux des traces ténues de ces substances. Leur présence est généralisée ; elles ne disparaîtront pas. Inlassablement, les mêmes erreurs sont commises, portées par la croyance que tout ce qui a été fait peut être défait, que la nature finira par éponger nos excès, et que toutes les ressources naturelles sont renouvelables, à l’infini.

Il y a près d’un an, en novembre 2017, 15 000 scientifiques avaient lancé dans nos colonnes un cri d’alarme sur l’état de la planète, prévenant qu’il serait bientôt trop tard pour agir, pour tenter de garder une Terre vivable sur le long terme. Ils appelaient l’humanité à changer radicalement de mode de développement. Quel chef d’Etat s’est emparé de leur message ? Un an est passé, rien n’a changé. La démission de Nicolas Hulot de son poste de ministre de l’a transition écologique, mardi 28 août, est à resituer dans ce contexte. « La planète est en train de devenir une étuve, nos ressources naturelles s’épuisent, la biodiversité fond comme neige au soleil, a-t-il dit. Et on s’évertue à ranimer un modèle économique qui est la cause de tous ces désordres. »

Le 5 novembre 2015, le barrage de rétention des boues polluées de la mine de fer Samarco s’est rompu. C’est la pire catastrophe environnementale que le Brésil ait jamais connu. Un tsunami de boue toxique a enseveli de glaise trois villages, asphyxié les poissons, dévasté la faune, la flore, et a fauché dix-neuf personnes. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE

La série de reportages que nous publions montre les conséquences à long terme de l’inaction dénoncée par M. Hulot, de l’incapacité des Etats à prendre leurs responsabilités, à jouer pleinement leur rôle face aux forces économiques, comme garants de l’intérêt général et du long terme. Ces catastrophes ne sont pas seulement industrielles, elles signalent aussi de profondes défaillances dans l’action des gouvernements, qui préfèrent ensuite recouvrir pudiquement ces désastres du voile de l’oubli. Retourner sur les lieux, raconter les conséquences de ces tragédies, est une manière de les rappeler à leurs devoirs.