Avant Google, comment faisait-on ?
Avant Google, comment faisait-on ?
Par Damien Leloup
Vingt ans après le lancement de Google, on oublierait presque à quel point les recherches en ligne relevaient du parcours du combattant.
Et avant, comment faisait-on ? La question peut sembler étrange, presque incongrue tant Google a effacé, pour celles et ceux qui ont découvert Internet dans les années 1990, les souvenirs quasi traumatiques de la recherche « d’avant ». Plus personne ne veut revivre ça.
A l’époque, le choix même d’utiliser un moteur de recherche n’allait pas du tout de soi. La technologie phare, c’était l’annuaire : des centaines de liens classés en catégories, sous-catégories, et sous-sous-catégories. Mis à jour à la main, par des salariés de Yahoo! ou d’autres. On s’y plongeait un peu par hasard, en quête du bon site Web consacré au sujet sur lequel on voulait s’informer. C’était assez efficace pour trouver un forum de water-polo ou un site de recettes de gâteaux ; ça l’était beaucoup moins pour trouver une information précise.
Altavista en 1999 ; comme la plupart des moteurs de l’époque, Altavista était aussi un annuaire. / waybackmachine.org
Pour déceler ces dernières, il fallait effectivement passer par un moteur. Le processus était long et fastidieux : on entrait sa recherche, en tâtonnant. Comment parle-t-on à un moteur de recherche ? La question peut paraître triviale aujourd’hui, mais était loin d’être évidente. « Je cherche en quelle année a débuté la guerre du Vietnam » ne vous emmenait nulle part. « Guerre Vietnam » donnait de meilleurs résultats, mais n’était pas assez précis. On ajoutait, on enlevait des mots un peu au hasard. On comparait « début guerre Vietnam » avec « guerre Vietnam début », avant de se résoudre à tester « beginning Vietnam War ». Les opérateurs booléens, les fameux « + » et « – » permettant d’affiner sa recherche, étaient une technologie balbutiante introduite par AltaVista, et encore mystérieuse pour quasi tout le monde.
Du temps perdu crucial
Alors, on prenait du temps. On cliquait sur les liens, les uns après les autres, pour vérifier le contenu de chaque page. Sur certaines recherches – jeux en ligne et autres sites déconseillés aux mineurs –, une vaste guerre souterraine se livrait pour perturber les pages de résultats, en utilisant des techniques plutôt fourbes – comme le fait d’écrire 100 fois le mot « sexe » en lettre blanches sur fond blanc sur toutes les pages d’un site. Bref, on perdait du temps. Beaucoup.
Ce temps perdu était particulièrement crucial. D’abord parce que le chargement d’une page était lent. Comptez plusieurs secondes pour une page un peu complexe, qui s’affiche morceau par morceau grâce à la puissance, si vous étiez dans la moyenne, de votre modem 56 kbp/s – oui, celui qui faisait ce petit bruit strident en se connectant. Sur l’Internet des années 1990, le temps était littéralement de l’argent : la connexion était facturée à la minute, il fallait profiter des heures creuses de France Télécom pour réduire la facture, ou encore changer régulièrement de FAI au moyen de CD-ROM promotionnels colorés pour profiter des offres « 50 heures d’Internet gratuites ».
Souvenez-vous, ces petits disques envahissaient les magazines et les boîtes aux lettres. / DAMIEN LELOUP / « Le Monde »
La promesse trahie des métamoteurs
Internet Explorer 4, le navigateur Internet quasi unique de l’époque, n’était pas doté de cette formidable innovation que fut l’onglet – pour comparer les résultats de différents moteurs, il faut ouvrir péniblement plusieurs pages, ce qui pouvait pousser la mémoire de votre valeureux Pentium dans ses derniers retranchements. En cas de plantage – relativement courant sous IE 4 –, il faut tout fermer, parfois en passant par le gestionnaire des tâches de Windows, et recommencer.
Du coup, l’astuce, que se refilaient parfois les internautes d’un air entendu, était d’utiliser un métamoteur de recherche, comme Metacrawler. L’idée était brillante : ces sites compilaient les résultats des moteurs de recherche classiques, les agrégeaient, et les affichaient. Le résultat, lui n’était guère à la hauteur – ces outils ne savaient pas mieux que les autres hiérarchiser les résultats. Certains internautes des débuts (dont l’auteur de ces lignes, momentanément ébloui par cette impression d’exhaustivité) ne juraient pourtant que par eux, au mépris de l’expérience.
Quel était, alors, le meilleur moteur de recherche avant Google ? En l’absence d’un système de comparaison efficace, les internautes ne pouvaient s’en remettre qu’à leur seul bon sens (ou à leur seule mauvaise foi). Lycosiens contre Altavistaistes, InfoSeekeurs contre WebCrawleriens, les débats étaient parfois vifs, en ligne comme hors ligne – au café du coin, en l’absence de Wikipédia, lancée en 2001, personne ne pouvait vérifier en deux clics si son moteur préféré revendiquait plus de pages Web indexées que son concurrent. De toute façon, il n’y avait pas de smartphones.
Lycos, l’alternative
Avec le temps, la réponse s’est imposée d’elle-même : Lycos, grâce à sa technologie supérieure et en dépit de ses insupportables publicités télévisuelles, s’imposait au finish. Un peu meilleur que les autres sur beaucoup d’aspects, il aurait pu devenir le moteur de référence.
« Bravo mon Lycos, tu l’as trouvé ! » / waybackmachine.org
Et puis, il y a eu Google, qui a mis tout le monde d’accord. L’existence de cette page dépouillée, presque trop blanche pour être honnête, s’est transmise par le bouche-à-oreille à une vitesse incroyable. Un voisin de cybercafé, un proche un peu branché ; à l’époque, l’e-mail était balbutiant ; on se transmettait l’adresse Google.com à l’oral, de proche en proche, comme l’adresse d’un nouveau restaurant bon marché découvert avant qu’il ne figure sur tous les guides.
Les résultats étaient spectaculaires. Pas de doublons, une présentation lisible et propre, des pages qui s’affichaient en un temps record. Rien que cela, c’était déjà incroyable. Le fait que le premier lien affiché contienne effectivement, dans la plupart des cas, la réponse à la question que l’on posait, en aurait presque paru accessoire. Bien sûr, Google était loin d’être parfait – et ne l’est toujours pas aujourd’hui. Mais par rapport à la concurrence, il n’y avait plus débat.
En quelques mois, les favoris AltaVista et Lycos étaient condamnés à prendre la poussière virtuelle dans le dossier « moteurs ». Google était devenu la page d’accueil. Il ne restait plus qu’à regretter la fin de cet art subtil et aléatoire, qui consistait à jongler de moteur en moteur à la recherche de LA page enfouie dans les tréfonds du Web.