L’« Aquarius » a quitté Marseille, les soutes pleines « pour pouvoir faire face à l’imprévu »
L’« Aquarius » a quitté Marseille, les soutes pleines « pour pouvoir faire face à l’imprévu »
Propos recueillis par Julia Pascual
Le navire se dirige vers la Méditerranée centrale, où il sera le seul acteur humanitaire pour venir en aide aux migrants qui tentent de rejoindre l’Europe.
L'équipage de l'Aquarius réceptionne la dernière livraison avant le départ pour une mission de sauvetage au large de la Libye. Ici Antonin Richard, pilote de canot de sauvetage pour SOS Méditerranée. Marseille, le 15 septembre 2018. / SAMUEL GRATACAP POUR « LE MONDE »
L’Aquarius a enfin quitté le port de Marseille samedi 15 septembre peu après 19 heures, mettant le cap sur la Méditerranée centrale. Lorsqu’il sera arrivé dans sa zone de patrouille, d’ici plusieurs jours, le navire sera le seul acteur humanitaire présent au large de la Libye. Depuis février 2016, le navire a déjà secouru plus de 29 000 personnes en mer.
Frédéric Penard, le directeur des opérations pour SOS Méditerranée – l’ONG qui affrète le bateau aux côtés de Médecins sans frontières (MSF) – se dit à la fois résolu et anxieux, alors que les Etats européens n’ont toujours pas trouvé d’accord pour permettre le débarquement des personnes sauvées en mer.
Dans quel état d’esprit abordez-vous cette nouvelle mission de sauvetage en mer ?
Frédéric Penard : Notre état d’esprit est d’abord celui de la résolution. Il n’y a aucun bateau d’ONG en Méditerranée centrale ces jours-ci et nous avons le devoir d’être présents pour assister les personnes qui probablement, au moment où l’on parle, sont en train de tenter la traversée à bord d’embarcations qui ne sont pas faites pour ça. Nous abordons aussi cette nouvelle mission avec un sentiment d’anxiété. La situation est bloquée, l’Europe n’a toujours pas trouvé les moyens de s’organiser pour respecter les conventions maritimes et faire en sorte que les gens soient débarqués dans un port sûr. Et pour nous, la question du lieu de débarquement des personnes secourues en mer va se poser à nouveau. On se prépare à des difficultés et des périodes de « stand-by » en mer. Les soutes sont pleines pour pouvoir faire face à l’imprévu. Les équipes partent sans savoir vraiment si elles auront le droit de faire leur travail de marin et simplement sauver des gens sans que personne n’y trouve à redire.
Quelles sont les informations dont vous disposez sur la situation actuelle au large de la Libye ?
Le contexte libyen de ces dernières semaines et l’absence d’acteur civil et indépendant en mer font qu’on a beaucoup de mal à obtenir des informations sur les traversées. C’est une des premières fois qu’on est à ce point dans le brouillard. On a du mal à se rendre compte du nombre de départs, de naufrages. Et c’est aussi le rôle de l’Aquarius, celui d’être un bateau témoin. On ne veut pas que cette tragédie soit oubliée simplement parce que personne n’est là pour la raconter.
L'équipage de l'Aquarius réceptionne la dernière livraison avant le départ pour une mission de sauvetage au large de la Libye. Ici Francis Mensah à bord du bateau à Marseille, le 15 septembre 2018. / SAMUEL GRATACAP POUR « LE MONDE »
Vous serez désormais le seul navire humanitaire en Méditerranée centrale. Vous avez été jusqu’à dix à une époque. Est-ce que cela marque la fin de quelque chose ?
Je ne pense pas que ça soit la fin de quelque chose. J’aimerais que cette absurdité soit au contraire le début d’un réveil des Etats européens. Les ONG sont ici dans une forme de compensation des défaillances des Etats qui ne prennent pas au sérieux ce qui se passe à leur frontière Sud, dans cette Méditerranée commune. Certes, le nombre de départs en Méditerranée centrale a énormément baissé depuis quelques mois et d’ailleurs nous ne souhaitons pas que les gens prennent la mer, compte tenu du risque qu’ils y encourent. Mais nous savons que des milliers de gens sont encore coincés en Libye et il est probable qu’ils continuent d’avoir besoin de quitter le pays. Monter sur un bout de plastique, faire des dizaines de miles marins, risquer de couler à tout moment, personne ne le fait de gaîté de cœur, c’est vital. Et tant qu’il y aura des gens qui se mettront en danger, il faut qu’il y ait des secours pour leur prêter assistance.
L’Autriche a récemment suggéré de « trier » les migrants en mer, c’est-à-dire à bord des bateaux. Que vous inspire ce genre de propositions ?
Les gens méconnaissent le droit maritime. Il est clair, précis, ratifié par tous les Etats de l’Union européenne. Le capitaine d’un navire doit porter assistance à tout être humain sans autre considération. Dans la tête d’un capitaine, il n’y a pas de migrant et de non-migrant, de demandeur d’asile légitime ou non légitime. Il y a des gens en détresse qu’il faut secourir. Politiser les navires est inacceptable car cela freinerait notre devoir de sauvetage. Décider si les gens relèvent ou pas de l’asile doit être fait par des gens compétents, dans un port sûr, où la réalité des histoires et des besoins de protection pourra être étudiée sérieusement et prise en compte. L’Aquarius, c’est 77 mètres de long et aucun espace de confidentialité, donc même d’un point de vue logistique, ce serait impossible. De toute façon, le droit l’interdit.
L'équipage de l'Aquarius, constitué par Médecins sans frontières (MSF) et SOS Méditerranée, se forme durant la journée à différents scénarios en vue de secours imminents pour les personnes en mer. A Marseille, le 13 septembre 2018. / SAMUEL GRATACAP POUR « LE MONDE »