Evgeny Kissin, un pianiste au sommet de son art
Evgeny Kissin, un pianiste au sommet de son art
Par Marie-Aude Roux
Accompagné par l’Orchestre national de France sous la direction d’Emmanuel Krivine, le prodige russe a donné une version magistrale du « Premier concerto » de Liszt.
Le pianiste russe Evgeny Kissin. / Théâtre des Champs-Elysées
Le début de saison de l’Orchestre national de France affectionne décidément les pianistes. Après Bertrand Chamayou dans Saint-Saëns la semaine dernière à l’auditorium de Radio France, c’est au tour du géant russe, Evgeny Kissin, d’en découdre avec les musiciens d’Emmanuel Krivine, cette fois au Théâtre des Champs-Elysées à Paris. Le Concerto n°1 de Liszt fait partie des chevaux de bataille de la grande épopée pianistique et Kissin est surarmé pour en survoler techniquement les péripéties, dès les péremptoires objurgations qui ouvrent le premier mouvement, « Allegro maestoso ».
Puissance, autorité, le Russe sait où il va. Chaque tressaillement sur son visage est une signalétique plus éloquente que les doigts qui déroulent sur le clavier un parcours d’une magnificence libre et naturelle. Bouche carnassière semblant mâcher la musique, clignements d’yeux convulsifs pour mieux intérioriser l’expression, grognements d’ours, le visage d’ogre-enfant de Kissin est un livre ouvert. Ce piano magnifiquement corsé et délié doit, hélas, héler l’orchestre. Certes, la clarinette solo sera bien au rendez-vous de l’élégie, mais il faudrait des musiciens davantage aux abois pour saisir au vol et suivre l’imagination d’un interprète-roi qui invente la musique au fur et à mesure, déployant une palette d’une profusion éblouissante, de l’impalpable au cri – ces raidissements de la musique sous des aigus claquant comme des fouets. La fin s’évanouira comme par magie.
Le long second mouvement, en quatre parties, compacte l’habituelle partie centrale lente et le « finale » virtuose et brillant. Kissin déploie dans la première une manière de spatialisation étrange, entre une mélodie au lyrisme très présent à la main droite tandis que l’accompagnement à la main gauche semble tapi dans un plan éloigné. Comme s’il pressentait sous l’élégie le drame qui peu à peu ramènera trois allegros de combat, après un trille homérique.
Des trésors de sensibilité
Monstre sacré dès son plus jeune âge, salué pour sa virtuosité légendaire, Evgeny Kissin a gardé, à presque 47 ans (le 10 octobre prochain), le regard et le maintien gauchi du gamin prodige qu’il fut. En témoignera un Tango dodécaphonique de sa composition proposé en bis. Une musique de gosse, qui fait le pied de nez et accentue les tournures rythmiques et mélodiques de la danse argentine, pour mieux les affubler de cocasse harmonies grises, comme délavées. Chopin et sa Valse op.64 n°1, dite « valse minute » ou « valse du petit chien » (un canidé poursuivant sa queue), permettra de remettre le concert à l’endroit, tandis que l’Etude op.2 n°1 de Scriabine révèlera des trésors de sensibilité.
Ouvert par le poème symphonique Don Juan de Richard Strauss, le concert se terminait avec la Symphonie n°1 de Brahms, compositeur dont le « National » a fait l’un des fils rouges de sa programmation. Mais le Brahms de Krivine ne veut pas Brahms, il l’évite. Menant bon train sans relâche, allégeant la texture, édulcorant le phrasé, refusant l’épanchement, le chef d’orchestre français fait fi des usages – ce que nul ne songera à lui reprocher. Mais comment justifier un tel refus du lyrisme, un tel corsetage du phrasé, un tel acharnement à la désincarnation ? Absence de tension malgré des accentuations souvent dures, volonté d’un flux inextinguible, obsession de la pulsation contre la respiration, il y a dans ce Brahms quelque chose de punitif, comme si Krivine, prenant fait et cause pour le supplice de Tantale prenait plaisir à nous dérober la volupté de la musique pour en extraire le distillat, au risque de l’ersatz.
L’obsession de l’« en marche » chez Krivine balaie tout rapport à la codification structurelle. Ainsi ce troisième mouvement pris dans une urgence qui arase les arêtes de la forme musicale, provoquant un tout organique, presque monstrueux. Force est alors de reconnaître que ce diable de Krivine, par l’entêtement de sa vision ensauvagée, malgré de menus mais récurrents problèmes de mise en place, n’est pas sans exercer une séduction, voire un certain magnétisme.
Prochains concerts Moussorgski, Rachmaninov, Dvorak, avec Nikolai Lugansky (piano), l’Orchestre national de France, Emmanuel Krivine (direction). Les 17 et 18 octobre à 20 heures, à la Maison de la Radio - Auditorium de Radio France, Paris-16e. Tél. : 01-56-40-15-16. De 10 € à 65 €. Maisondelaradio.fr