Arthur Morgan, le héros, vient de réchapper à une fusillade qui aurait pu être la dernière. Il sort de sa sacoche un chapeau Fedora sombre, qu’il visse sur sa tête, et se lance à la recherche des siens, au petit trot, à travers les premières lueurs du bayou. La voix chaude, vibrante et mélancolique du chanteur de R’n’B D’Angelo s’élève. « May I stand unshaken/Amid, amidst a clash of worlds ? » (« Pourrais-je tenir, inébranlable/Au milieu de mondes qui s’entrechoquent ? »), entonne-t-il, durant plusieurs minutes d’apesanteur. Un pur moment de contemplation, comme Red Dead Redemption 2 aime à en distiller.

Sortie le 26 octobre sur PlayStation 4 et Xbox One, la dernière superproduction de Rockstar Games ne se résume pas à un jeu de cow-boy en monde ouvert. C’est bien plus que cela : une fresque sur le temps qui passe et les époques qui se chassent. Elle se déroule en 1899, et arrivé à la fin de l’aventure, un personnage secondaire qualifiera, à raison, Arthur Morgan de « type d’un autre siècle ». Son histoire, ce n’est pas celle d’un cow-boy héroïque, stéréotype clinquant de la conquête de l’Ouest, mais le dernier souffle de hors-la-loi confrontés à une Amérique qui n’a plus besoin d’eux.

[4K] [VOSTFR] Red Dead Redemption 2 - Vidéo officielle de gameplay | Disponible | PS4
Durée : 06:11

Ecomusée sublime

La beauté de Red Dead Redemption 2 (RDR2), et il n’en manque pas, est de retranscrire librement autant une géographie, celle des Etats-Unis du Montana, de la Louisiane et du Nouveau-Mexique, qu’une période, celle des débuts de l’industrialisation du pays. Les guerres indiennes sont achevées, l’esclavagisme aboli, les pylônes électriques champignonnent, les premières usines à charbon exhalent leur fumée au-dessus des villes qui se densifient. Bientôt, la figure du grand banditisme ne sera plus le voleur de grand chemin, mais le mafieux à la Al Capone. Plus qu’un jeu en monde ouvert, RDR2 est l’écomusée virtuel d’une époque.

Dès lors, l’histoire d’Arthur Morgan sera celle d’une fuite en avant, celle de sa bande de hors-la-loi crotteux, qui, de campement en campement, d’ultime braquage en ultime attaque de diligence, chercheront désespérément à financer une retraite tranquille et lointaine. « Le dernier coup », comme le répètera à bout d’aventure Dutch, leur chef de clan, avant de partir s’installer à Tahiti. Le dernier coup, avant, espèrent-ils tous, la rédemption.

« RDR2 » offre une virée sublime à travers les paysages des Cheyenne, du bayou ou du Nouveau-Mexique. / ROCKSTAR

Rarement un jeu aura autant réussi à ce que ses personnages, son monde, son époque et son récit fassent à ce point corps les uns avec les autres. Il y a dans RDR2 une cohérence quasi organique, renforcée par une élégance rare dans la manière dont les missions sont amenées. Evacuant d’un revers de la main la plupart des conventions du genre – les frontières entre régions, les quêtes à accepter ou refuser, les interfaces envahissantes – il donne à voir un jeu qui brouille constamment les pistes entre jeu vidéo et cinéma. Quitte, parfois, faire croire au joueur qu’il est aux commandes d’une scène, alors qu’elle se joue automatiquement.

Une raideur d’antan

C’est tout le paradoxe de cette superproduction, qui n’est jamais aussi belle que lorsqu’elle ne demande pas au joueur d’intervenir, ou si peu. Ses meilleurs moments, ce sont souvent des chevauchées calmes, à travers sa nature resplendissante, ses reliefs monumentaux, ses sous-bois vibrants. Souvent très loin du jeu d’action attendu, il est un titre contemplatif, presque naturaliste, où l’émotion esthétique surgit des minuscules détails d’une faune et d’une flore estomaquant de vie, comme du fugace spectacle d’une aube claire sur des marais endormis. C’est un jeu qui assume que ses paysages soient des paysages, non des terrains de jeu.

Mais qu’il demande au joueur d’appuyer sur un peu plus de deux boutons à la fois, et la magie de la carte postale s’effrite soudain. Apparaît à la place un titre aux scènes d’action convenues, fusillades quelconques ou course-poursuites déjà vues, voire par moments, brouillonnes, la faute à des contrôles archaïques. Arthur Morgan traîne sa raideur, les chevaux buttent sur des seaux, l’inventaire foutraque donne la migraine et pour ne rien arranger, la répartition des boutons change parfois d’une scène à l’autre.

« RDR2 » est un jeu régulièrement plus agréable à regarder qu’à jouer, la faute à ses raideurs et ses incohérences. / ROCKSTAR

Nous étions touristes éblouis, nous voici cow-boy pataud. Dans la précipitation, on dégaine pour parler, on recharge pour assommer, on soulève un cadavre quand on voulait remettre son chapeau. Plus d’une fois, l’absurdité des commandes transforme une simple virée en ville en catastrophe diplomatique, et en confrontation accidentelle avec les autorités. Red Dead Redemption 2 est un jeu sublime auquel, parfois, il vaudrait mieux ne pas toucher.

Cela tombe bien. Parfois absurdement dirigiste, RDR2 est de ces jeux qui offrent des milliers de kilomètres carrés au joueur mais ne s’interdisent jamais de les menotter. A l’image de ces poussives séquences de parlotte à dos de cheval, à presque chaque mission, pendant lesquelles le joueur devient l’otage des ambitions narratives envahissantes de Rockstar. Etrange expérience, capable de basculer du grandiose au poussif d’un instant à l’autre.

Parti pris radical

Les cinq premières heures sont un résumé de ces lourdeurs. Privé de liberté, lâché dans des missions scolaires, bardé de personnages secondaires dont il ne sait encore rien, le joueur se retrouve embarqué dans une aventure d’abord molle et frustrante. Il faut passer la longue phase d’exposition d’une quinzaine d’heures, voir enfin son arrière-pays se découvrir, appréhender le faux-rythme du jeu et accepter sa lenteur assumée, pour se laisser prendre à son récit. Celui d’une fresque humaine à la fois ample et dérisoire, où les vrais héros se révèlent dans les détails du quotidien.

Le parti pris de Rockstar est radical. Non content d’être lent, le jeu s’accroche à un réalisme sans concession. Préparer son café, brosser son cheval, se tailler la barbe, cueillir, chasser, cuisiner, boire des bières, entretenir le lien avec le reste de sa bande… Il ne lésine sur aucune fonctionnalité anodine pour épaissir sa simulation de vie, et faire vivre au jour le jour la modestie et la débrouillardise de sa bande de fuyards. Quitte à se donner, parfois, des airs d’un épisode des Sims, de La Petite Maison dans la prairie, ou des deux.

Loin du cliché du cow-boy solitaire, « RDR2 » est un jeu sur les liens d’un clan de hors-la-loi. / ROCKSTAR

Alors, sur un mode plus proche de la série télé que du cinéma, les triangulaires commencent à prendre forme, des enjeux narratifs longtemps dilués se mettent en place, et ce qui commençait comme une fuite en avant sans perspective s’oriente petit à petit vers une tragédie grandiose. Red Dead Redemption 2 n’est pas le jeu d’action grand public qu’il a l’air d’être, mais à l’image d’une série au long cours, il récompense ceux qui s’accrochent au-delà des espérances.

Quand le jeu décide d’accélérer, porté par une direction artistique à tomber par terre et une ambiance sonore capable de transcender la moindre séquence en scène mémorable, alors il lâche la bride, offre des plans à couper le souffle, des accès d’intensité estomaquants, et quelques plans inoubliables. Les scènes épiques sont rares, mais elles impriment durablement la rétine.

L’anti- « Breath of the Wild »

Au final, RDR2 donne l’impression que les frères Houser, ses producteurs exécutifs, auraient aimé faire du cinéma davantage que du jeu vidéo. C’est un constat qui traverse régulièrement les jeux Rockstar, ces reconstitutions fascinantes d’univers fantasmés à travers la lunette du septième art : les films de gangsters dans Grand Theft Auto, les films de western dans Red Dead Redemption. C’est au prix de leur immersion fabuleuse qu’on leur pardonne régulièrement des scènes d’action convenues, des sensations raides et des systèmes de jeu parfois archaïques. Celui-ci ne fera pas exception.

Au contraire d’un Breath of the Wild, qui dépose tout entier son système de jeu dans les mains du joueur pour faire de lui le maître absolu de son monde, RDR2 n’offre qu’une liberté sous condition. Il préfère faire de son monde ouvert les décors de son long-métrage, et le joueur l’outil de son récit. Au fond, il est un jeu de rôle, au sens le plus cinématographique du terme. Le joueur y est l’acteur principal d’une histoire qui a été préécrite sans lui, pour lui. A lui de jouer le jeu.

Chapeau vissé sur le chef, Arthur Morgan peut reprendre le fil de sa chevauchée à dos de jument, D’Angelo dans les oreilles, des bandes noires en haut et en bas de l’écran. Le seul bouton à activer consistait à passer en mode cinématique. Cette fois, au moins, le jeu était clair sur ce qu’il attendait du joueur : qu’il le laisse reprendre la main. Red Dead Redemption 2 est ainsi : parfois sublime et grandiose, parfois dirigiste et bancal. Et souvent, un peu de tout cela en même temps.

En bref

On a aimé :

  • Une beauté scénique incroyable
  • Une bande-son exceptionnelle
  • La lenteur, un parti pris radical et audacieux
  • Un monde follement organique
  • Une fresque attachante
  • L’ambiance entre-deux siècles

On n’a pas aimé :

  • Des contrôles contre-intuitifs et parfois incohérents
  • Pas mal de phases d’action très convenues
  • Les missions dirigistes
  • L’histoire qui se traîne en longueur
  • L’écriture parfois clichetonneuse

C’est plutôt pour vous si…

  • Vous cherchez un jeu en monde ouvert élégant et vivant
  • Vous voulez retrouver Les Douze Salopards autant que La Petite Maison dans la prairie
  • Vous cherchez une aventure qui vous tienne en haleine cinquante heures durant
  • Vous adorez les minijeux à base de fléchettes et de blackjack

Ce n’est plutôt pas pour vous si…

  • Vous n’accrochez pas à la patte Rockstar
  • Vous trouviez déjà Red Dead Redemption mou et longuet
  • Vous n’aimez pas les jeux qui vous reprennent la main sans prévenir

La note de Pixels

Quatre fers à cheval, trois balles de revolver et un pis de vache /10