A la CPI, l’accusation tente de défendre son dossier contre Laurent Gbagbo
A la CPI, l’accusation tente de défendre son dossier contre Laurent Gbagbo
Par Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance)
Depuis le 1er octobre, la demande d’acquittement de l’ex-président ivoirien et de Charles Blé Goudé est débattue devant la Cour pénale internationale.
Des Ivoiriens regardent, depuis Abidjan, une retransmission de l’audience de la Cour pénale internationale dans le procès de l’ex-président Laurent Gbagbo, le 1er octobre 2018. / ISSOUF SANOGO / AFP
Au soir d’une longue journée d’audience, une jeune femme habille le panneau d’entrée de la Cour pénale internationale (CPI) d’un drapeau ivoirien, s’agenouille, mains lancées vers le ciel, et récite quelques incantations. « C’est bien ici qu’ils sont ? », demande-t-elle, comme pour s’assurer que sa prière n’est pas vaine.
« Ils » ? Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, jugés par la CPI depuis janvier 2016. Pendant deux ans, le procureur a appelé 82 témoins à la barre et déposé ses pièces à conviction. Mais les avocats de l’ex-président ivoirien et du chef des Jeunes patriotes assurent que son dossier est vide, qu’il n’y a rien à contester. La première phase du procès, consacrée à l’accusation, a révélé la faiblesse des éléments de preuve sur les points essentiels : l’élaboration d’un plan criminel par Laurent Gbagbo, sa mise en œuvre par « un cercle » d’initiés et le choix délibéré de cibler des civils. Les avocats jugent dès lors inutile d’appeler des témoins à décharge. Ils réclament dès maintenant l’acquittement ou, à défaut, le non-lieu. Lundi 1er et mardi 2 octobre, le procureur ne « requiert » donc plus vraiment. Il doit défendre son dossier contre les deux hommes qu’il accuse de « crimes contre l’humanité » commis lors des violences ayant suivi l’élection présidentielle de 2010 durant lesquelles quelque 3 000 personnes avaient été tuées, selon l’ONU, et plus de 150 femmes violées, d’après l’organisation Human Rights Watch.
A La Haye, pour cette étape clé du procès, plusieurs centaines de partisans des deux accusés ont installé chaises pliantes et réchauds à gaz face à la prison de la CPI. « C’est la dernière fois que je viens ici ! », assure une militante drapée dans les couleurs orange-blanc-vert du pays. Les pro-Gbagbo de la diaspora sont venus en nombre, comme à chaque grand-messe de ce procès-fleuve. Cette fois, ils croient dur comme fer assister aux funérailles du dossier de l’accusation. Que leur champion sera bientôt libéré.
Pendant un rassemblement de la coalition Ensemble pour la démocratie et la souveraineté, favorable à l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, le 28 juillet 2018 à Yopougon, un quartier d’Abidjan. / SIA KAMBOU / AFP
Un mobile, un moyen, un ennemi
Selon la thèse du procureur, l’ex-président aurait élaboré une politique d’Etat visant des civils ivoiriens, partisans de son concurrent à la présidentielle de 2010, Alassane Ouattara. C’est l’existence d’une telle politique d’Etat qui fait que les meurtres, les viols, les persécutions et les actes inhumains perpétrés par les Forces de sécurité ivoiriennes (FDS) et les miliciens peuvent être qualifiés de « crimes contre l’humanité ». Et c’est le volet le plus délicat du dossier de l’accusation.
En décembre 2010, au terme d’un vote contesté, Laurent Gbagbo avait refusé de laisser le pouvoir à Alassane Ouattara, dont l’élection fin novembre était reconnue par les Nations unies. Barbe de deux jours et armé d’un solide accent canadien, le substitut du procureur, Eric Macdonald, tente : « S’il s’était retiré, M. Gbagbo aurait changé de façon radicale le cours des événements. Les crimes n’auraient pas été commis, ou d’une façon différente. »
Il assure donc que l’ex-président avait un mobile : conserver le pouvoir à tout prix. Un moyen : la mobilisation des FDS, de groupes de jeunes et de mercenaires, notamment libériens. Un ennemi : les partisans d’Alassane Ouattara, ciblés parce qu’assimilés à la rébellion des Forces nouvelles qui s’était emparée d’une partie du pays en 2002 et avançait vers la capitale. « Les discours assimilant les civils à des partisans d’Alassane Ouattara montrent bien que la population civile était ciblée », assure le substitut. Le pays était menacé par une rébellion, lui rétorque la défense. Il était du devoir du chef de l’Etat d’agir.
Aux premières heures du procès, il y a plus de deux ans, Eric Macdonald assurait détenir les preuves de cette politique d’Etat. Mais cette fois, il doit demander aux juges de « déduire ». Déduire d’une multitude d’actes que les civils étaient délibérément ciblés. Un tel plan est « très rarement prouvé par des ordres écrits directs ». « Point n’est besoin qu’il soit explicite », lance-t-il pour se dédouaner, le dossier étant moins solide que promis.
Il évoque donc plusieurs réunions, mais demande aux juges de déduire le contenu de celle qui, le 16 décembre 2010, a suivi la répression d’une manifestation de l’opposition vers la Radio-Télévision ivoirienne (RTI). « On peut raisonnablement en déduire que M. Gbagbo a discuté avec ses ministres de la répression du 16 décembre », argue-t-il. Depuis son pupitre, regard perplexe, Laurent Gbagbo relève la tête en direction du juge présidant, Cuno Tarfusser, souvent prompt à tacler le substitut. Mais l’Italien ne dit mot.
Partisans dans la galerie du public
A côté, Charles Blé Goudé noircit des lignes. Il est, pour le procureur, « un intermédiaire essentiel entre M. Gbagbo et les jeunes ». Devenu ministre aux premiers jours de la crise, le patron des Jeunes patriotes recrute, instruit, incite. « Posez-vous ces questions, bataille Eric Macdonald face aux trois juges : pourquoi les jeunes ont-ils été autorisés à ériger des barrages routiers ? Que faisaient-ils là ? » M. Gbagbo, « le président, commandant supérieur, était conscient que cela allait aboutir à des crimes ». Des crimes que le procureur lui reproche de ne pas avoir prévenus ou punis, mais d’avoir au contraire encouragés.
Aux suspensions d’audience, comme un rituel, les accusés saluent leurs partisans assis dans la galerie du public, qui surplombe la salle. Des enfants de Laurent Gbagbo, son ancien directeur de cabinet et quelques représentants de l’opposition sont venus à La Haye.
Les audiences ont été, mercredi 3 octobre, jusqu’au 12 novembre à la demande des avocats des deux accusés qui doivent préparer leur réponse au procureur. Rien ne dit que la prière des partisans de Laurent Gbagbo sera exaucée. A ce stade, les juges doivent déterminer si les preuves, ou une partie d’entre elles, méritent d’être contestées. Ils prononceront l’acquittement s’ils estiment que le dossier est vide. Dans le cas contraire, les avocats devront appeler leurs témoins à décharge. La décision ne sera pas rendue avant décembre, au plus tôt. La défense comme l’accusation pourront faire appel.