Décoloniser les arts : « Les Blancs doivent apprendre à renoncer à leurs privilèges »
Décoloniser les arts : « Les Blancs doivent apprendre à renoncer à leurs privilèges »
Par Séverine Kodjo-Grandvaux
Deux ouvrages invitent à déconstruire le mythe d’une culture et d’une société françaises que « des siècles d’esclavage et de colonisation n’auraient pas contaminées ».
Manifestation à Paris à l’occasion de la cérémonie des Molières, récompenses du monde français du théâtre, le 23 mai 2016. Sur 86 artistes nommés, une seule, Sophia Aram, était issue de la diversité. / ALAIN JOCARD/AFP
Décoloniser les savoirs, décoloniser les mentalités, la philosophie… et maintenant décoloniser les arts. Deux ouvrages sont parus en France à quelques jours d’intervalle, les 19 et 23 septembre, qui questionnent les milieux culturels occidentaux, notamment français, et africains. Dans Décolonisons les arts !, recueil de témoignages, une quinzaine d’artistes travaillant en France dénoncent le racisme auquel ils sont sans cesse confrontés dans leur profession. Théorique et analytique, Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie), de la philosophe franco-algérienne Seloua Luste Boulbina, est davantage tourné vers la situation africaine. Ces deux livres rejoignent en librairie le récent En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, de Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle.
Concept qui a accompagné les luttes pour l’indépendance, la décolonisation est revenue en force dans l’aire francophone ces dernières années. A tel point que le mot d’ordre décolonial semble dorénavant remplacer le post-colonialisme et s’imposer à qui veut penser les réalités africaines ou diasporiques.
De fait, on assiste à un renouvellement des approches critiques dans les travaux d’historiens, de philosophes, d’économistes, d’anthropologues, de critiques littéraires, comme Françoise Vergès, Souleymane Bachir Diagne, Nadia Yala Kisukidi, Abdourahmane Seck, Ndongo Samba Sylla, ou encore Achille Mbembe et Felwine Sarr qui réunissent ces chercheurs et artistes lors des Ateliers de la pensée organisés à Dakar depuis 2016. En janvier 2019, ces derniers lanceront même une école doctorale destinée à former sur le continent de jeunes chercheurs.
Persistance d’un mythe
Pourtant, cette lame de fond n’est pas enfermée dans les milieux académiques. Elle touche également le monde artistique des deux côtés de la Méditerranée et rejoint les préoccupations de certains membres de la société civile française qui dénoncent un racisme structurel et militent pour le respect de l’image, du corps et des paroles afrodescendantes.
L’ouvrage Décolonisons les arts ! fait facilement le lien entre ces deux sphères. Les témoignages d’artistes plasticiens, d’acteurs, de metteurs en scène, d’un rappeur, de commissaires d’exposition, de cinéastes… sont accompagnés de textes d’analyse qui, tels ceux de Françoise Vergès et de Gerty Dambury, apportent une perspective historique et socio-culturelle nécessaire à la compréhension d’un mal français et de la persistance d’un mythe : le racisme n’existerait pas dans le milieu artistique.
« Il est vrai qu’en France la culture a été un lieu de contestation et d’ouverture, explique Françoise Vergès au Monde. Mais le monde culturel a construit son propre récit en oubliant sa complicité avec la misogynie, le racisme et le sexisme. Persiste cette fiction très occidentale de l’artiste comme génie, à part de la société, sage, dans une France dont le peuple porterait en soi, par nature, la liberté et l’égalité. Ce mythe vivace fait comme si des siècles d’esclavage et de colonisation n’avaient pas contaminé l’ensemble de la société française. »
Dans un effort pédagogique sont définis des concepts apparus dans les milieux militants il y a peu et que les défenseurs d’un universalisme abstrait taxent volontiers d’essentialisme ou de communautarisme. Les auteurs sont prudents et écrivent en introduction : « La “race” n’existe pas mais des groupes et des individus font l’objet d’une “racisation”, d’une construction sociale apparentée à une définition historique et évolutive de la “race”. Les processus de racisation sont les différents dispositifs – juridiques, culturels, sociaux, politiques – par lesquels des personnes et des groupes acquièrent des qualités (les Blancs) ou des stigmas (les “autres”). »
En 2015 s’est créé le collectif Décoloniser les arts (DLA) pour dénoncer un racisme structurel qui empêche toute personne non blanche d’accéder à des postes de responsabilité et de direction dans les institutions publiques, ou qui limite les possibilités de rôle pour les acteurs. « Les personnes de couleur ne sont pas à la tête des scènes nationales et elles sont cantonnées à la fonction de vigile ou de femme de ménage, constate Françoise Vergès. Certes, il est question de l’accès aux postes, mais aussi plus largement d’éducation », afin de faire comprendre pourquoi, comme l’écrit Gerty Dambury, « le corps de l’homme noir ou de la femme noire, après avoir été un corps “ridicule et laid”, est aujourd’hui un corps victime, un corps souffrant, un corps subalterne, un corps réfugié, un corps-femme-voilée ou un corps de toute beauté, à nouveau fortement sexualisé ».
Faire valoir le différent
Il importe donc que soient diffusées des représentations différentes de celles et ceux qui ont été érigés en « autres », ainsi que des formes de narration diverses ; ce qui implique, comme l’explique Seloua Luste Boulbina, que l’Occident ne soit plus considéré comme modèle. « Les mondes extra-européens, écrit-elle, ont été regardés comme des univers de la réception, de l’imitation et de l’appropriation dans lesquels des codes divers – politiques, philosophiques, esthétiques – ont été empruntés. » Ce qui fait écho à ce constat de Hassane Kouyaté pour qui persiste l’idée que la culture, importée de France, « a permis aux colonisés de s’émanciper », et qui ajoute : « Notre mission civilisatrice à nous est décoloniale. »
A l’instar des membres de DLA, qui appellent à « dénationaliser, désoccidentaliser la version française de l’universel » pour faire valoir le différent, sur le fond comme sur la forme, dans les pratiques et représentations artistiques en France, Seloua Luste Boulbina constate que demeure un « achoppement sur l’articulation de l’universel et du particulier, comme si l’arbre était l’opposé du hêtre, du bouleau et surtout du baobab et l’universel l’antidote du particulier ». Achoppement qui atteste « d’une colonialité qui tarde à disparaître des institutions et des publications françaises » et qui traverse les réflexions sur l’art d’un Jean-Loup Amselle. Pour ce dernier, écrit-elle « “africain”, loin d’apparaître comme un terme renvoyant à un continent, est utilisé comme vecteur d’alternatives insurmontables » ; ce que, de fait, laisse entendre l’anthropologue français dans sa discussion avec le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne dans En quête d’Afrique(s).
Opérant un va-et-vient entre Afrique et Occident en étudiant la littérature et les arts de Kateb Yacine, Zineb Sedira, Bouchra Khalili, Sammy Baloji, Barthélémy Toguo, William Adjété Wilson ou encore le travail de commissariat d’Okwui Enwezor, de Simon Njami ou de Michket Krifa, la philosophe franco-algérienne questionne leur insertion dans un contexte post-colonial globalisé, dans un flux migratoire et une approche mouvante, ouverte au possible, aux expériences, à la créolité telle que la conçoit Edouard Glissant. A rebours, ce questionnement révèle un immobilisme du milieu culturel occidental, notamment français, englué dans un schéma et des représentations coloniales qui ont conduit par exemple des curateurs occidentaux à privilégier des artistes autodidactes comme Bruly Bouabré, supposant que tout cursus académique engendrerait une dénaturation d’une « essence », d’un art africain.
Tentatives de récupération
La chercheuse, rattachée au Laboratoire du changement social et politique de l’université Paris-Diderot, manifeste une certaine méfiance envers la pensée décoloniale latino-américaine car « sur le continent américain, à l’exception notable de Haïti, les indépendances ont bénéficié à des Européens, alors qu’en Afrique, hormis l’Afrique du Sud, elles ont bénéficié aux indigènes, explique-t-elle au Monde. Même si la pensée décoloniale est intéressante en ce qu’elle a montré que le passé est toujours présent, c’est-à-dire que la colonialité n’a pas disparu, elle doit être réévaluée pour l’Afrique. » Seloua Luste Boulbina établit par ailleurs une distinction importante entre « le post-impérial qui concerne l’ancienne métropole et le post-colonial qui est l’affaire des anciennes colonies ». Dans le premier cas, les afrodescendants sont « dans une situation de minorité, de “subalternisés”. Contrairement aux Africains, les descendants d’immigrés n’ont pas bénéficié des indépendances », ajoute-t-elle.
A ses yeux, il faut aujourd’hui « une décolonisation en actes, car le discours sur la décolonisation n’est pas en soi, dans la pratique, décolonial ». Une précision sans doute nécessaire dans une situation où, constate Françoise Vergès, « on doit faire face également à des tentatives de récupération fortes. La “décolonisation” est devenue à la mode. On nous prend tous nos mots. On les avale, on les broie avant qu’on ne les dévoie ». Ce principe est au fondement de l’appropriation culturelle, que D’de Kabal définit comme le fait de « déposséder l’Autre de ce qu’on a toujours rejeté et [de] le faire sien pour signifier qu’on a compris et grandi ». En un mot, de le vider de sa substance.
Olivier Marboeuf parle quant à lui d’« hospitalité toxique » qui « épuise la force transformatrice du geste décolonial minoritaire en faisant de sa saisie critique non plus une opération à même d’affecter l’ordre politique et social, mais une simple catégorie dans l’économie des savoirs ». Pour Seloua Luste Boulbina, la décolonisation est moins un processus, qui suppose une évolution d’étape en étape, qu’un « travail sur soi ». Travail qui nous concerne tous, car, ainsi que l’explique au Monde Françoise Vergès, « les Blancs doivent apprendre à renoncer à leurs privilèges. Cela est certes extrêmement difficile à accepter d’un point de vue individuel, mais il faut comprendre que c’est toute la société française qui bénéficiera de ce combat ».
Décolonisons les arts !, sous la direction de Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès, L’Arche, 144 pages, 15 €.
Les Miroirs vagabonds ou la Décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie), de Seloua Luste Boulbina, Les Presses du réel, 160 pages, 15 €.