Quand l’avortement est « haram » : les femmes aux prises avec la jurisprudence islamique
Quand l’avortement est « haram » : les femmes aux prises avec la jurisprudence islamique
Par Hazal Atay
Près de 80 % des femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord vivent dans des pays où le droit à l’avortement est restreint. Un enjeu de santé publique.
Des manifestants marocains opposés à l’avortement manifestent contre un « bateau d’avorteurs » néerlandais devant accoster près de Tétouan, dans le nord du Maroc, le 4 octobre 2012. / Fadel Senna/AFP
Les femmes sont descendues massivement dans les rues du monde entier le 28 septembre, Journée mondiale du droit à l’avortement, pour réclamer la gratuité, la sécurité et la légalité de l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) pour toutes.
Le droit à l’avortement est menacé dans de nombreux pays, des Etats-Unis à la Pologne en passant par l’Argentine et l’Irlande, où les femmes se battent toujours pour l’obtenir. La religion, notamment le catholicisme, est souvent désignée comme le principal obstacle au contrôle des naissances et à l’IVG. Le fait est qu’un certain nombre de pays à majorité catholique ont une législation stricte sur la question. Parmi ceux-ci, l’Andorre, la République dominicaine, le Salvador, Malte, le Nicaragua et le Vatican se distinguent même par une interdiction totale de l’avortement.
Un droit constamment remis en question
Mais qu’en est-il des pays musulmans ? Près de 80 % des femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord vivent dans des pays où le droit à l’avortement est restreint. Voire, pour 55 % d’entre elles, dans des pays où l’IVG n’est autorisée que pour sauver la vie de la mère ou – pour 24 % – uniquement pour préserver sa santé physique ou mentale. Aujourd’hui, seules la Turquie et la Tunisie autorisent les avortements volontaires, sur demande de la mère. Bien qu’aucun de ces pays n’interdise totalement l’IVG, ces restrictions rendent plus difficile pour les femmes d’avorter en toute sécurité.
Comme partout ailleurs, dans les pays à majorité musulmane, l’avortement est un sujet controversé, notamment au regard de la loi islamique. Même dans les pays où l’IVG est légale, comme en Turquie, ce droit est constamment remis en question par des opposants politiques et religieux. De même, en Tunisie, en dépit de la loi qui les y autorise, les femmes qui décident d’avorter doivent souvent faire face au jugement négatif du personnel médical et de la société.
En général, les autorités religieuses musulmanes considèrent que l’avortement interfère avec la volonté d’Allah (Dieu) qui, seul, a droit de vie et de mort. Cependant, les différents courants de l’islam n’ont pas tous le même point de vue sur la question. Dans le dogme hanafite, majoritaire au Moyen-Orient, en Turquie et en Asie centrale, et qui faisait loi sous l’Empire ottoman, l’avortement est évoqué sous les termes ıskât-ı cenîn, qui peuvent se traduire par « expulsion du fœtus ».
A la discrétion du mari
D’entrée de jeu, cette terminologie paraît peu claire, puisqu’elle ne fait aucune distinction entre les fausses couches et les avortements. Plus précisément, le hanafisme considère ıskât-ı cenîn comme mekrouh (indésirable, non souhaitable) plutôt que haram (interdit) à moins de 120 jours de grossesse, étant donné que jusqu’alors le fœtus n’a pas d’âme. Pourtant, même considérée comme mekrouh, la décision de mettre un terme à la grossesse est laissée à la discrétion du mari et ne constitue pas un droit ni un choix pour la femme.
Dans le même temps, d’autres courants islamiques expriment une opinion différente. Le chafiisme, qui domine en Asie du Sud-Est et dans certaines régions d’Afrique, autorise les IVG jusqu’à 40 jours de grossesse et les avis divergent au sein même de ce mouvement quant au stade de développement du fœtus.
L’accouchement tel qu’il est dépeint dans le « Zenanname » (« Le Livre des femmes »), d’Enderunlu Fazıl, publié entre 1253 et 1286 (1837-1869). / DR
Certains imams chafiistes tolèrent l’avortement jusqu’au 120e jour. Bien que le courant hanbaliste, majoritaire en Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis, n’ait pas d’opinion tranchée sur la question, certains chefs religieux autorisent également l’avortement jusqu’au quatrième mois. Enfin, le malikisme, qui prédomine en Afrique du Nord, considère le fœtus comme un être vivant en devenir et interdit totalement l’avortement. En fait, tous les dogmes islamiques estiment qu’à compter de 120 jours après sa conception, le fœtus a une âme, et aucun n’autorise l’avortement après cette date.
Dans nombre de pays à majorité musulmane, la jurisprudence islamique a influencé la législation relative à l’avortement. Toutefois, au fil du temps, de nouvelles préoccupations sociopolitiques ont émergé, et cette législation a été remaniée. Dans le cas de l’Empire ottoman, la relative liberté de choix offerte par le hanafisme a été contrecarrée par une nouvelle politique nataliste et moderniste à la fin du XVIIIe siècle.
Face au déclin de l’Empire, la modernisation et la croissance démographique étaient envisagées comme un remède propre à assurer sa stabilité militaire, économique et politique. Inspirés par l’Europe, les Ottomans aspiraient à des avancées similaires via un vaste programme de réformes et de lois.
Des lois restrictives
En 1858, le Code pénal de l’Empire ottoman – rédigé d’après le Code pénal français de 1810 – est adopté. Il interdit et criminalise l’avortement, harmonisant la législation française et le dogme islamique. A partir de cette date, l’avortement est légalement déclaré haram dans tous les territoires sous domination ottomane. Néanmoins, dans la jurisprudence, il n’est envisagé que comme un phénomène social. Les poursuites intentées après l’entrée en vigueur de ce nouveau code illustrent bien cette vision des choses, puisque les accusés sont des médecins, des infirmiers, des pharmaciens… plutôt que les femmes elles-mêmes.
Suite à cette réforme, beaucoup d’ex-membres de l’Empire mettent en place des lois restrictives sur l’avortement. Cependant, lorsqu’on observe les pays à majorité musulmane, on constate que ces lois sont assez diverses, dans le sens où elles autorisent et interdisent l’avortement pour différentes raisons. Aujourd’hui, dans beaucoup de ces pays, il n’est souvent autorisé que lorsque la vie de la femme est en danger, quand le fœtus est malformé ou quand la grossesse résulte d’un viol. Mais, même si ces principes permettent à quelques femmes d’y avoir recours, ils renforcent la supervision médicale et les procédures légales, et ne laissent aucune place aux avortements volontaires.
Page d’accueil en arabe du site Women on Web, un service de télémédecine qui aide les femmes à avorter sans danger dans des pays où le droit à l’avortement est limité. / DR
Il est scientifiquement prouvé que restreindre l’accès à l’avortement ne fait pas disparaître cette pratique. Au contraire, elle devient clandestine et dangereuse. En utilisant des méthodes peu sûres pour mettre un terme à leur grossesse non désirée, les femmes risquent leur santé, leur fertilité et même leur vie. Chaque année, 47 000 femmes meurent de complications liées à un avortement pratiqué dans de mauvaises conditions. Après l’Afrique subsaharienne et l’Asie du Sud, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sont la région du monde où le taux de mortalité maternelle est le plus élevé.
Avortement télémédicalisé
De plus, les restrictions du droit d’accès à l’avortement affectent davantage les femmes les plus pauvres. Souvent, celles qui en ont les moyens se rendent à l’étranger pour avorter en toute sécurité. Certaines parviennent à négocier avec des professionnels de santé dans leur propre pays pour obtenir ce service. Pour les autres, le marché noir est la seule option. Beaucoup sont victimes de charlatans qui leur vendent de fausses pilules abortives à des prix très élevés. Même lorsqu’elles ont accès à une structure médicale ou des pilules fiables, elles restent mal informées et mal suivies. Cela accentue leur sentiment d’isolement et aggrave leur souffrance
Malgré tout, grâce à l’avortement médicamenteux et à la télémédecine, des alternatives sûres se multiplient hors du cadre légal. Un grand nombre de femmes vivant dans des pays à majorité musulmane, ou dans d’autres pays qui limitent l’accès à l’avortement, consultent des services de médecine en ligne pour demander de l’aide et recevoir des informations sur la façon de s’auto-administrer les pilules abortives obtenues par ce biais.
Où en est le droit à l’avortement dans le monde ?
Durée : 02:53
Des études prouvent que l’avortement télémédicalisé est sûr et efficace en début de grossesse. Women on Web (WoW), l’un de ces services en ligne, aide environ 60 000 femmes chaque année. Le contenu du site est traduit en seize langues, dont l’arabe, le farsi et le turc. Néanmoins, dans certains pays comme l’Arabie saoudite et la Turquie, l’accès au site est prohibé. Pour contourner la censure, les femmes utilisent une application sur leur smartphone.
Aujourd’hui, il semble que l’IVG soit haram, illégale et clandestine dans la majeure partie du monde musulman. En dépit de cela, les femmes continuent à défier le statu quo et les lois archaïques par leurs pratiques quotidiennes et leur militantisme. En 2012, en réaction à un projet de loi visant à restreindre l’accès à l’avortement en Turquie, des centaines de femmes ont manifesté à Istanbul pour défendre la liberté de choix. Elles sont descendues dans les rues pour clamer leur droit d’avorter en toute sécurité et de disposer librement de leur corps : « L’avortement est un droit. La décision d’avorter appartient aux femmes.
Hazal Atay est doctorante à Sciences Po Paris.
Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.