L’avis du « Monde » – à voir

Damien Chazelle trace film après film l’un des parcours les plus intrigants du paysage hollywoodien actuel, saturé de franchises à rallonge et de super-héros. Le parcours d’un jeune ­cinéaste ayant rapidement gravi les échelons de la renommée (né en 1985, il a battu un record de précocité en obtenant l’Oscar du meilleur réalisateur pour La La Land). Célébré pour son néoclassicisme tourné vers le passé ­glorieux de la culture américaine, il est aussi décrié par certains qui voient en lui un bon élève trop ­appliqué et trop versé dans le recyclage des formes anciennes.

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Il y a en effet quelque chose d’anachronique dans le cinéma de ­Chazelle. En 2016, La La Land ressuscitait la comédie musicale, pour prendre acte en même temps de son impossibilité aujourd’hui en racontant l’échec et la séparation d’un couple ­d’artistes.

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First Man, biopic de Neil ­Armstrong, « le premier homme à poser le pied sur la Lune », relance le film d’exploration spatiale, dans la lignée très « terre à terre » d’œuvres comme L’Etoffe des héros (1983), de Philip ­Kaufman, ou Space Cowboys (2000), de Clint Eastwood. A l’ère du tout-numérique et du ­blockbuster d’immersion comme Gravity (Alfonso Cuaron, 2013), l’attention rétrospective de Chazelle pour l’ingénierie encore tâtonnante des années 1960, ses appareillages faillibles, ses fuselages bosselés, désigne un parti pris « millésimé », qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le fait d’avoir tourné le film en pellicule (trois formats différents : 16, 35 et 70 mm), afin de restituer la patine de l’époque.

First Man raconte donc l’épopée de Neil Armstrong (Ryan Gosling) et du programme Apollo, entre 1961 et le 21 juillet 1969 (date fatidique), sous l’angle d’une perte inaugurale qui imprègne tout le film : celle de Karen, la fille de l’astronaute, morte à l’âge de 2 ans d’une tumeur au cerveau. Ingénieur et pilote d’essai, ­Armstrong effectue alors des vols périlleux au sein d’avions-fusées expérimentaux qui l’entraînent à des altitudes et des vitesses inusitées. En septembre 1962, il est ­recruté par la NASA pour passer les sélections du programme Apollo, qui doit répondre aux vœux du président Kennedy d’envoyer des Américains sur la Lune.

Une réelle émotion

Les Etats-Unis sont alors en pleine guerre froide avec le bloc soviétique et la course spatiale bat son plein. Armstrong déménage en Floride, avec sa femme, Janet (Claire Foy), et leurs deux garçons, et se lance à corps perdu dans les tests, simulations et essais qui attendent les « New Nine » (le groupe d’astronautes retenus). Mais les missions-tests Gemini 8 puis Apollo 1 essuient de graves incidents et de lourdes pertes ­humaines, qui contribuent à ­discréditer le dispendieux ­pro­gramme spatial dans la presse et l’opinion publique.

On connaît le goût de Chazelle pour les personnages qui sacrifient tout à leur réussite professionnelle. Son Neil Armstrong est de ceux-ci. S’attache pourtant à lui une dimension funèbre qui infléchit le récit biographique attendu en un mélodrame débouchant sur une réelle émotion. Chazelle assimile le programme Apollo à un travail de deuil perpétuel, qui ne s’arrête pas à la perte d’un enfant, mais s’étend à ses coéquipiers disparus en chemin, ainsi qu’à une vie domestique mort-née.

C’est bel et bien la mort qui cerne le personnage (un trompe-la-mort) et fait le vide autour de lui

C’est bel et bien la mort qui cerne le personnage (un trompe-la-mort) et fait le vide autour de lui. Aller sur la Lune n’est peut-être, pour lui, que l’aboutissement d’une autre logique : celle consistant à côtoyer une solitude absolue en laissant la Terre (la vie, la société, la ­famille, la douleur) loin, très loin, derrière soi. En interprétant ce personnage spectral, Ryan ­Gosling trouve sans doute l’un de ses meilleurs rôles.

S’il brille dans les scènes de ­pilotage, faisant de chaque vol une sorte de grand chaos mécanique, le film est loin d’être parfait. Il balaie d’un revers de manche les revendications des minorités noires qui protestent contre les dépenses inconsidérées du programme spatial, au rêve duquel est sacrifié tout ­questionnement. Chazelle pèche surtout par son scrupule filial à filmer « dans les pas » de ses pères en cinéma (Stanley Kubrick, ­Terrence Malick, Philip ­Kaufman), donnant au film un petit air de déjà-vu.

Mais il touche à un émerveillement primitif dès qu’il s’élève dans l’espace, ­contemple l’ellipse terrestre à l’horizon, filme la danse des luminosités sidérales. Dans la scène finale de l’alunissage perce même une magnifique idée de cinéma : Chazelle choisit de ne pas filmer le drapeau américain planté dans le sol lunaire (image d’Epinal), mais l’empreinte du premier pas de l’astronaute dans cette poussière grise immaculée. Un petit pas venant recouvrir un ­immense néant intérieur.

First Man / Bande-annonce VF [Au cinéma le 17 octobre]
Durée : 02:31

Film américain de Damien Chazelle. Avec Ryan Gosling, Claire Foy, Corey Stoll, Lukas Haas, Kyle Chandler (2 h 18). Sur le Web : www.universalpictures.fr/micro/first-man et www.facebook.com/FirstMan.lefilm