Mounir Mahjoubi : « L’Etat ne va pas demander des pièces d’identité pour aller sur des sites pornos »
Mounir Mahjoubi : « L’Etat ne va pas demander des pièces d’identité pour aller sur des sites pornos »
Par Damien Leloup, Martin Untersinger
Pornographie en ligne, RGPD, YouTube, lutte contre les contenus haineux sur les réseaux sociaux… entretien avec le secrétaire d’Etat au numérique.
Interdiction des sites pornographiques aux mineurs, lutte contre les contenus haineux, fusion du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi), loi sur les manipulations de l’information… le gouvernement a lancé plusieurs chantiers pour encadrer davantage Internet. Mounir Mahjoubi, reconduit au poste de secrétaire d’Etat, défend la vision du gouvernement sur ces questions.
Votre secrétariat d’Etat était attaché au premier ministre, il revient sous la tutelle de Bercy, qu’est-ce que cela signifie ?
J’ai demandé au président et au premier ministre d’être plus proche des administrations et des ministres avec lesquels je travaille le plus. Je suis doublement rattaché au ministre de l’économie et des finances et au ministre des comptes de l’action publique. Ce rattachement (pas une tutelle) est un signal fort qui fait de Bercy non seulement le ministère de la transformation de l’économie, mais aussi de la transformation de l’action publique. Mon périmètre reste inchangé : numérique de l’économie, numérique de l’Etat, inclusion, sécurité numérique, mais ma capacité d’action sera multipliée.
Il y a actuellement des discussions entre plusieurs ministères, dont le vôtre, sur la manière de limiter l’accès des mineurs aux sites pornographiques. Vous avez récemment évoqué la piste du « tiers de confiance », un site qui certifie que vous êtes bien majeur.
L’idée du tiers de confiance n’est qu’un des scénarios explorés. Le tiers de confiance est une option crédible, parce que c’est une option qui est testée ailleurs. Mais l’Etat ne va pas demander des pièces d’identité pour aller sur des sites pornos !
A l’inverse, le but n’est pas de filtrer les sites. Mais aujourd’hui, pour un enfant, c’est encore plus facile de se connecter à du porno qu’à du contenu pédagogique ou à du contenu de loisir. C’est gratuit, c’est massif, c’est partout, c’est surréférencé dans les moteurs de recherche, et les « tubes » mettent à disposition un volume incroyable de contenus – souvent d’ailleurs sans en détenir les droits. Ce n’est pas acceptable. Un enfant ne peut pas se construire un imaginaire de la relation à l’autre basé sur ce flux de vidéos pornographiques.
De l’autre côté, on a un autre enjeu : comment on fait pour continuer à faire d’Internet un lieu de liberté, un lieu d’anonymat, un lieu où on peut continuer à majoritairement accéder à tous les contenus que l’on souhaite ? Moi, je souhaite que les adultes puissent continuer à faire ce qu’ils veulent en ligne, tant que c’est légal.
En France, on n’a pas attendu Internet pour avoir du porno massivement regardé par beaucoup de gens.
Il n’y a pas de père la morale ou de mère la morale au gouvernement, juste des gens responsables qui disent « les mineurs, on n’a pas envie qu’ils regardent du porno de façon aussi simple ». Personne chez nous n’est contre le porno. On ne va pas non plus vous dire qu’on le célèbre, mais on constate la pratique culturelle et sociale qui consiste à regarder des films pornographiques. Cette pratique existe depuis des décennies, et ne s’arrêtera pas.
Emmanuel Macron et Mounir Mahjoubi, à Accra, capitale du Ghana, en novembre 2017. / LUDOVIC MARIN / AFP
Sur ce sujet, la question du filtrage revient régulièrement sur la table.
La réalité, c’est qu’un des premiers axes va être l’éducation et le dialogue. L’une des raisons pour lesquelles tout cela est perçu comme normal par les enfants, c’est parce qu’on n’en parle jamais en famille. C’est un sujet tabou. C’était moins compliqué lorsque le porno était sur des magazines, parce qu’il y avait conscience d’un interdit et il fallait aller chez le marchand de journaux.
Je pense que l’éducation sera aussi importante pour l’impact que les solutions technologiques. C’est pour cela qu’il est important que l’on soit dans l’interministérialité. Marlène Schiappa a posé, avec les différentes associations, les grands sujets d’enjeux que cela pouvait avoir sur l’égalité femmes-hommes. Nous travaillons aussi beaucoup sur l’économie du porno en ligne, comprendre qui sont les différents acteurs, quels sont leurs business models, et identifier à l’intérieur ce qui est de nature vertueuse et de nature non vertueuse pour l’avenir d’Internet.
Dans le porno en ligne, vous avez une concentration massive de brigands, des gens qui n’en ont rien à faire du porno, qui viennent faire du fric. Certains d’entre eux ont réussi à créer des systèmes pyramidaux illégaux extrêmement générateurs de « cash » sur le dos de ceux qui naviguent sur ces sites.
La France est l’un des seuls pays en Europe qui ait choisi de voter une loi spécifique sur les fausses informations. Avons-nous raison contre tous nos alliés européens, qui partagent les mêmes préoccupations ?
Dans cette proposition de loi, le sujet le plus important, c’est celui des financeurs et de la transparence sur les flux d’argent. C’est ça qui va être l’essentiel, selon moi, de l’impact pour limiter la propagation de ces « fake news ». Ce qui est intéressant, c’est que Twitter et surtout Facebook disent publiquement qu’ils doivent faire preuve de davantage de transparence quand ils identifient des phénomènes de manipulation de l’opinion sur leurs plates-formes. Sur les cas des années précédentes, Facebook a partagé ses doutes, ses inquiétudes et ses indices… avec un an de retard.
La loi ne s’applique qu’à ce qui se passe en période électorale. Hors élections, il n’y avait pas besoin de changer des choses. Mais pendant les élections, la gravité et l’impact sur la société sont tellement importants que cela justifiait de créer de nouvelles obligations à destination de ces plates-formes. Le très complet rapport du Quai d’Orsay sur la désinformation montre que la propagation de « fake news » reste très artisanale, à l’ancienne, où l’humain est au cœur de tout. Ils utilisent les biais cognitifs et sociaux des gens. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir que les pays qu’on accuse le plus d’y avoir recours sont ceux qui ont la plus grande culture de ces sujets.
Les principaux réseaux sociaux ont pris de multiples mesures pour limiter la diffusion des fausses informations. Sont-elles sur la bonne voie ?
Les réseaux sociaux font ce qu’ils peuvent, ce dont ils ont envie et qu’ils considèrent comme étant à la hauteur, mais ce n’est pas satisfaisant, dans le sens où nous-mêmes, les démocraties, n’avons pas défini ce qu’on attendait d’eux. Nous, les Européens, n’avons pas assez été capables de le faire au niveau de la Commission. L’enjeu, c’est d’avoir des outils qui nous permettent d’identifier le plus tôt possible qu’une manipulation est en train d’avoir lieu.
Le gouvernement s’apprête à reprendre à son compte la proposition du rapport Avia-Taïeb-Amellal de créer un tiers statut entre hébergeur et éditeur. Pourquoi prendre le risque de modifier cette clé de voûte du droit français sur Internet ?
Internet a changé. Depuis trois ans, on a eu un bouleversement massif : toute la population est sur les réseaux sociaux. Lorsque la LCEN [loi pour la confiance dans l’économie numérique] a été adoptée, en 2004, il n’y avait à l’époque qu’une toute petite partie de la population sur ces réseaux, et Facebook ou Twitter n’existaient pas. Aujourd’hui, quasiment tous les Français ont un accès à Internet dans leur poche. Quand les plates-formes laissent diffuser de la haine, des contenus terroristes, elles peuvent toucher 100 % de la population. Il faut donc des responsabilités nouvelles.
Le mode de fonctionnement de Facebook et de Twitter, de ces plates-formes dont l’objet est la diffusion de contenus, il ne correspond ni à celui de l’éditeur ni à celui de l’hébergeur. Le concept d’accélérateur de contenus, introduit par le rapport Avia-Taïeb-Amellal, est très intéressant. On attend désormais les contributions extérieures dans le cadre des Etats généraux de la régulation numérique. Nous voulons entendre toutes les voix sur le sujet, y compris celles des plates-formes et des associations de défense des libertés numériques. On doit apporter des solutions aux Français en 2019. Heureusement, on a une base de travail qui permet de structurer la discussion.
Ne faut-il pas que l’Europe adopte aussi un tel statut en rénovant la directive sur l’e-commerce ?
C’est ce que l’on espère. C’est parce que l’Europe a refusé de bouger que l’Allemagne a fait sa loi. En janvier 2019, si on sent qu’on a la majorité des pays européens avec nous ça interrogera le projet national, mais, honnêtement, je pense qu’on fera les deux.
Le rapport porté par Aurore Bergé (remis en octobre, sur le soutien de la création et de l’audiovisuel à l’heure du numérique) évoque de nouveau un vieux serpent de mer : la fusion CSA et Hadopi. Est-ce ce qu’il faut faire ?
La question de la fusion sera au cœur des Etats généraux de la régulation numérique. Certains proposent un mégarégulateur unique, d’autres de mettre en place un service partagé pour toutes les autorités. Pour savoir si la fusion de la Hadopi et du CSA serait pertinente, il faut se reposer la question de leurs missions et de leurs piliers de valeurs. Pourquoi avons-nous créé la Hadopi ? Pourquoi avons-nous créé le Conseil supérieur de l’audiovisuel ? Comment ces institutions ont-elles évolué ? Aujourd’hui, elles n’ont pas les bons outils technologiques pour avancer. Personne ne les a pensées en tout cas pas pour affronter l’avenir. Il y a une accélération massive du nombre de contenus à traiter. Cela nous amènera à proposer différents schémas.
Après avoir découvert un important problème de sécurité, Facebook a prévenu les CNIL européennes, alerté ses utilisateurs, donné beaucoup de détails. Est-ce que c’est un sans-faute ?
Ce n’est jamais un sans-faute, mais il faut voir ce qu’a changé le RGPD [règlement général sur la protection des données]. Facebook a déclaré dans les quarante-huit heures la faille, et le régulateur a répondu que c’était insuffisant. Et c’est très bien que ce soit le nouveau standard : il y a deux ans, il avait fallu attendre un an pour apprendre qu’Uber avait été piraté.
Il est encore trop tôt pour faire un bilan détaillé du RGPD, mais au niveau des PME, on voit bien que c’est une incitation à appliquer les bonnes règles de bases pour se protéger des attaques. C’est une opportunité pour elles : mieux protéger leurs données, c’est aussi mieux protéger leur business.
La ministre du travail a été interpellée sur la question du travail des enfants mineurs sur YouTube. Allez-vous vous saisir de cette question ?
C’est une question sur laquelle on a échangé avec le ministre du travail, de l’éducation nationale, de la santé et des affaires sociales. On est encore une fois quasiment dépassés par la vitesse d’Internet. Pourquoi ? Avant, pour produire du contenu, il y avait tout un tas de professionnels dans la boucle, formés pour respecter la loi. Aujourd’hui, on a une professionnalisation des amateurs : 100 % des cas qui nous ont été signalés concernent des amateurs, et non des vidéos éditées par des sociétés de production.
Est-ce que ce cadre s’applique à eux et n’a pas été respecté ? Si c’est le cas, cela passe par des décisions de justice, des enquêtes, des contrôles. Ou est-ce que le cadre existant est mal organisé face à ce phénomène de la professionnalisation des amateurs ? Une grande partie de nos textes ont été pensés par rapport à des entreprises. C’est un phénomène nouveau, mais qu’on retrouve dans de très nombreux secteurs.
En septembre, vous avez dit qu’il fallait « reciviliser Internet ». C’est une expression qui était très utilisée par Nicolas Sarkozy…
Tout ce que je voulais dire, c’est qu’il faut apporter plus de civilité sur Internet, et je le maintiens. On ne peut pas continuer à s’insulter en ligne, comme c’est le cas aujourd’hui. Et cela passe par l’éducation, par le fait d’appliquer le cadre légal jusqu’au bout lorsqu’il existe, et, quand il est inadapté, réfléchir à son évolution.