La propagande numérique de la Russie « a coûté moins cher qu’un avion de combat »
La propagande numérique de la Russie « a coûté moins cher qu’un avion de combat »
Propos recueillis par Martin Untersinger
Le sénateur démocrate américain Mark Warner mène une fronde contre les campagnes d’influence conduites par des puissances étrangères sur des plates-formes comme Facebook.
Mark Warner, à gauche, avec le président du comité du renseignement du Sénat, le républicain Richard Burr, le 25 juillet. / NICHOLAS KAMM / AFP
Le sénateur de Virginie Mark Warner, vice-président du groupe démocrate au Sénat américain, siège au comité du Sénat sur le renseignement, qui mène l’enquête sur les opérations d’ingérence russe dans l’élection américaine de 2016.
Il s’est fait remarquer par ses appels réguliers à un meilleur encadrement des publicités politiques en ligne et ses interventions très critiques de la manière dont Facebook, Twitter et Google ont géré les opérations de propagande. Le Monde l’a interviewé.
Martin Untersinger : Comment expliquez-vous que les grands réseaux sociaux n’aient pas vu venir la campagne d’influence, menée par l’organisation russe Internet Research Agency (IRA), et ses milliers de publications de contenus de propagande ? Ses activités étaient pourtant connues et documentées depuis environ 2013.
Mark Warner : Je pense que les activités de l’IRA étaient connues, mais qu’aux Etats-Unis les entreprises ne l’ont pas vue venir. Elles n’étaient pas organisées pour le faire. Mais le gouvernement américain non plus n’en était pas conscient et a été pris par surprise. Les réseaux sociaux ont rapidement appris de leurs erreurs car, au moment de l’élection présidentielle de 2017, elles ont dit travailler activement avec le gouvernement français.
Les réseaux sociaux ont changé de posture depuis 2016, après avoir initialement nié l’impact des campagnes de désinformation. Ont-ils fait assez pour protéger les élections de mi-mandat ?
Ils se sont améliorés. Aux Etats-Unis, j’essaie de faire voter une loi qui obligerait à plus de transparence sur les publicités politiques en ligne, qui leur impose les mêmes règles que nous avons pour la télévision et la radio. Je n’ai pas encore pu défendre le texte, mais Facebook a pris les devants dans ce domaine, et c’est une bonne chose. Ils arrivent bien à identifier les faux comptes et disent en supprimer des milliers régulièrement.
Même chose du côté de Twitter. Google, pendant un peu plus d’un an et demi [après l’élection de 2016], a été plutôt mauvais. La plupart des experts disent que Youtube est utilisé pour radicaliser les gens : Google doit mettre en place les mêmes protocoles que les autres entreprises.
Dans quel domaine souhaitez-vous que les réseaux sociaux fassent plus d’efforts ?
On devrait avoir le droit de savoir, sur les réseaux sociaux, quand on interagit avec un robot ou un humain, par exemple. Et puis il y a le problème de la localisation : si vous dites que vous postez de Paris mais qu’en fait vous êtes connecté à Saint-Pétersbourg, il pourrait y avoir une fenêtre qui vous dit que ce message ne provient pas de là où la personne prétend poster.
Est-ce que les Etats-Unis ont repéré, durant la campagne actuelle pour les élections de mi-mandat, une activité de propagande étrangère semblable à celle de 2016 ?
Il y a encore de l’activité. Cela n’est pas forcément pour appeler directement à voter pour le candidat X ou le candidat Y, mais ils essaient encore de diviser les Américains sur les questions sociales, de race… parce que ça marche, et cela ne coûte pas cher : si vous additionnez tout ce qu’ils ont dépensé pour interférer dans l’élection américaine et en Europe, cela coûte moins qu’un avion de combat F-35. C’est un sujet dont l’Occident doit prendre conscience.
Est-ce que le gouvernement américain travaille suffisamment avec les réseaux sociaux pour limiter l’interférence étrangère ?
Le gouvernement américain, en 2018, s’est concentré sur l’infrastructure du vote : les machines à voter, les listes électorales… C’est là qu’il y a eu plus d’efforts. Nous nous améliorons, mais nous ne sommes pas encore au niveau. Les Etats-unis et l’Occident ont considéré les campagnes de désinformation et les attaques informatiques comme deux champs distincts.
Les pays comme la Chine et la Russie voient cela comme un seul. Par exemple, si la Russie était à l’origine du piratage d’Equifax, ils auraient pu utiliser cette information pour faire des e-mails d’hameçonnage, ou pour cibler un post sur Facebook… Cette combinaison de désinformation et de cyberattaques est très puissante, et je ne pense pas que le gouvernement américain soit assez préparé.
Le fait que le président Donald Trump ne veuille pas entendre parler d’une « menace russe » limite-t-il la capacité des Etats-Unis à faire face au problème ?
Oui, absolument. Tout le monde dans les services de renseignement réalise que la Russie est une énorme menace. Mais le président refuse encore d’accepter cette vérité. Dans une Maison Blanche normale, face à une menace comme celle-là, il y aurait un responsable spécialement désigné. Mais il n’y a pas de leadership à la Maison Blanche, chaque agence doit travailler dans son coin.
J’ai assisté à une réunion en juillet avec des représentants de nombreux pays, des Suédois, des Canadiens, des Ukrainiens… Le jour où nous étions rassemblés pour s’attaquer à cette nouvelle menace, c’était le jour de la piètre performance de Donald Trump face à Vladimir Poutine : nous nous sommes interrompus pour voir Trump s’incliner devant le président russe et nier le problème. Il devrait y avoir un leadership américain fort, mais pour l’instant, il n’existe pas.
Pensez-vous que l’élection présidentielle de 2020 sera protégée contre le type d’ingérence qui a eu lieu en 2016 ?
Non. Nous verrons lors des élections de mi-mandat : nous ne connaissons pas encore le nombre de faux comptes qui seront actifs. Cela peut encore se produire.