L’amertume des Touareg libyens, « citoyens de seconde zone »
L’amertume des Touareg libyens, « citoyens de seconde zone »
Par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)
Utilisée par le régime de Khadafi, cette communauté du Sud libyen, marginalisée depuis la révolution, pourrait représenter une « grande menace » pour le Sahel.
Couple touareg dans le désert libyen en décembre 2013. / Esam Al-Fetori/REUTERS
A voir Moulay Ag-Didi attablé à une terrasse du quartier d’Ennasr, une banlieue de Tunis bourgeonnant de nouveaux immeubles, on peine à réaliser qu’il est le chef politique des Touareg libyens. Avec sa barbe blanche et sa casquette bleu nuit, on le prendrait plutôt pour un artiste bohème quêtant l’inspiration dans les cafés. Et pourtant, l’homme qui s’entretient ce jour-là avec Le Monde Afrique dans la douceur de l’automne tunisois n’est autre que le président du Conseil suprême des Touareg de Libye. Il a été élu en 2017 à la tête de cette instance représentative de la communauté en remplacement de Hussein Al-Koni, une figure historique qui fut dix-sept ans durant ambassadeur du régime de Mouammar Kadhafi au Niger.
M. Ag-Didi est moins connu que son prédécesseur, moins lié au jeu cynique que fut celui de l’ex-« Guide » de Tripoli à l’endroit des Touareg, minorité longtemps instrumentalisée pour servir ses desseins géopolitiques dans l’aire sahélo-saharienne. De passage à Tunis, M. Ag-Didi a bien sûr rencontré des Libyens qui y résident, réfugiés permanents ou intermittents fuyant les convulsions post-révolutionnaires de leur pays, mais aussi des interlocuteurs internationaux qu’il veut sensibiliser à la cause touareg libyenne.
« Légionnaires »
M. Ag-Didi est assurément inquiet. Il met en garde contre la « grande menace » pour la stabilité régionale que représente le « manque de développement » dont souffre sa communauté, forte d’environ 250 000 personnes (soit environ 4 % de la population totale), surtout concentrées à proximité des frontières algérienne et nigérienne dans le sud-ouest du pays. Selon lui, le chômage, la précarité des conditions de vie et, de manière plus générale, l’« absence du gouvernement », risquent de pousser les jeunes de la communauté dans les bras des « trafiquants », des « criminels », voire des « terroristes ».
Les Touareg de Libye ont vécu l’après-révolution de 2011 dans l’amertume. Ils avaient été choyés par l’ancien régime, qui les avait recrutés en masse dans son appareil sécuritaire, un passif « kadhafiste » que les nouveaux maîtres issus de l’insurrection leur ont ensuite fait chèrement payer à travers des politiques discriminatoires. A l’époque de la Jamahiriya (« l’Etat des masses »), les combattants touareg avaient formé l’essentiel des troupes de la fameuse « Légion islamique » qui guerroya dans les années 1980 au Tchad et jusqu’au Liban.
Nombre d’entre eux étaient issus des groupes touareg du Mali et du Niger. Forts de leur expérience de combat, certains de ces « légionnaires » fomentèrent plus tard – au seuil des années 1990 – des rébellions dans ces deux pays à partir de sanctuaires du Sud libyen. Usant de la carte touareg pour consolider son influence dans le Sahel, Kadhafi s’imposa ainsi comme médiateur quand de nouvelles rébellions éclatèrent une quinzaine d’années plus tard contre les gouvernements de Bamako et Niamey. Et quand il fut lui-même défié en 2011 par l’insurrection d’une partie de son propre peuple, le « Guide » n’eut guère de mal à enrôler des combattants touareg – libyens, maliens ou nigériens – dans les unités chargées de la répression.
Rivalité avec les Toubou
Ce passé pèse toujours lourd dans le puzzle libyen. Après la chute de Kadhafi, ces Touareg aux connexions transfrontalières, et donc au patriotisme souvent suspect aux yeux des dirigeants de Tripoli, ont été tenus à distance. Dans ce contexte devenu adverse, leur assise politique et économique dans le Fezzan, la région méridionale de la Libye, a été sévèrement affaiblie par l’essor d’un groupe concurrent, celui des Toubou, autre communauté sahélo-saharienne à cheval sur la Libye, le Niger et le Tchad. Ces derniers qui avaient été, eux, ouvertement discriminés par Kadhafi, ont tôt embrassé la cause de l’insurrection, ce qui leur a permis de consolider après 2011 leur emprise sur les deux principaux actifs stratégiques du Sud libyen : les frontières (qui donnent accès aux routes de la contrebande) et les puits de pétrole.
La rivalité culmina dans une sanglante guerre interethnique en 2014-2015 dans la ville d’Oubari, illustration parmi tant d’autres de la fragmentation de la Libye post-révolution. Ces affrontements entre milices touareg et toubou firent environ 300 morts et 2 000 blessés. Un accord de paix parrainé par le Qatar fut signé fin 2015 à Doha. Près de trois ans plus tard, la stabilité d’Oubari a été globalement préservée. Les promesses non tenues d’une reconstruction des quartiers détruits alimentent toutefois bien des crispations. « La confiance a été retrouvée, souligne M. Ag-Didi, mais le Qatar avait promis de financer la reconstruction. Or nous n’avons rien vu sur le terrain. De nombreuses familles déplacées, à Tripoli notamment, ne peuvent toujours pas retourner à Oubari. »
Une autre source de désenchantement chez les Touareg tient à la question, plus politique, de la citoyenneté. Le grief est lancinant, héritage de l’ère Kadhafi. Afin de motiver des jeunes Touareg du Mali et du Niger à s’enrôler dans ses troupes, l’ex-« Guide » avait fait miroiter à ces derniers la promesse d’une future citoyenneté libyenne, un atout gratifiant à l’époque où la Libye brillait de tous ses feux d’eldorado pétrolier. Or l’engagement n’a jamais été vraiment honoré. entre-temps, nombre des familles de ces ex-combattants ont fait souche en Libye sans être toutefois considérées comme des Libyens à part entière.
Déni de justice
Lors des premières élections législatives post-révolution en 2012, ces Touareg d’origine sahélienne ont pu se rendre aux urnes. Mais ce droit de vote leur a ensuite été retiré pour le scrutin de 2014 sous prétexte qu’ils ne possédaient pas de « numéro national », un document faisant office de carte d’identité. De nombreux Touareg s’inquiètent ainsi de devenir des « citoyens de seconde zone » en Libye. « C’est un crime contre la démocratie, dénonce M. Ag-Didi. La plupart de ces gens privés de leurs droits sont d’anciens militaires, ils ont défendu la Libye. » A en croire le président du Conseil suprême des Touareg, un tel déni de justice est potentiellement dangereux. « Ils ont tous une formation militaire, s’inquiète-t-il. Les déposséder de leurs droits peut fragiliser la stabilité de toute la région du Sahel. Car ils peuvent finir par rejoindre des groupes criminels. »
Les Touareg, il est vrai, ne sont pas seuls dans ce cas : nombre de Toubou sont eux aussi dépourvus de l’accès à la citoyenneté. Le sentiment d’amertume n’en est pas moins profond chez les Touareg en raison de leur rôle militaire passé au service de Tripoli. Pour autant, les Touareg libyens continuent de proclamer leur loyalisme à l’égard du pays. Alors que certaines voix s’élèvent parfois dans la région du Fezzan pour défendre une option fédérale, voire séparatiste, M. Ag-Didi affiche son attachement à l’unité nationale. « Ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui nous divise, dit-il. La Libye doit rester unie. »