A Ouagadougou, quand les cours familiales deviennent scènes de théâtre
A Ouagadougou, quand les cours familiales deviennent scènes de théâtre
Par Sophie Douce (Ouagadougou, correspondance)
« Bienvenue chez les Ouango ! » Au milieu du joyeux ballet des poulets qui picorent et des chats endormis, des comédiens répètent leur texte sur les planches d’une petite scène installée au fond d’une cour, à l’ombre des manguiers et des calebassiers. Assise à côté de sa maison en terre cuite, la vieille Awa Ouango les observe d’un œil curieux. Les artistes règlent les dernières finitions avant le grand soir, le stress monte. « Je dois faire la cuisine », s’excuse-t-elle. La vie continue. En arrière-fond, le tap-tap du pilon résonne, les casseroles s’entrechoquent.
Depuis près de deux mois, 150 artistes africains et européens (comédiens, metteurs en scène, danseurs, musiciens et scénographes) ont investi les cours de seize familles de Bougsemtenga, un quartier populaire de Ouagadougou, au Burkina Faso, où se déroule le festival Les Récréâtrales, du 26 octobre au 3 novembre. Au programme : spectacles de théâtre et de danse, animations jeune public, ateliers d’écriture et soirées « causerie ». Près de 60 000 visiteurs sont attendus pour cette dixième édition, selon les organisateurs.
« J’ai découvert le théâtre grâce au festival, je m’assois souvent ici pour regarder les répétitions », explique Awa Ouango. Cela fait dix ans que cette cultivatrice d’arachides et de haricots accueille des troupes venues du monde entier dans sa modeste demeure transformée en petit théâtre à ciel ouvert.
« Leur quotidien nous a inspirés »
« On voulait créer un laboratoire de recherche et de création théâtrale, rien de tel n’existait à l’époque. La scène africaine était vue comme le théâtre du pauvre, sans moyens et dépendante des ressources extérieures, explique Etienne Minoungou, le fondateur du festival. L’idée est née dans un verre de whisky, en discutant un soir avec un ami : “Si le théâtre est un espace de discussion sociale, il faut trouver l’endroit naturel où notre parole ait du sens !”, disait-on. En Afrique, la cour familiale est le lieu traditionnel de la sociabilité. Il était 2 ou 3 heures du matin, on a passé la tête par-dessus le mur des voisins et on a commencé à rêver. »
Depuis, le rêve ne l’a plus jamais quitté. En 2002, le comédien et metteur en scène se lance et crée les premières résidences d’écriture et de création théâtrales panafricaines. Mais pour « entrer dans l’intimité » des familles, le dramaturge a préféré avancer « pas à pas » : « Nous prenions les décisions ensemble au cours d’assemblées générales avec les habitants. On ne pouvait pas s’inviter comme ça. Plus que leur espace physique, les familles partagent aussi leurs vies. »
« Voilà une façon d’amener le théâtre au cœur de la cité, ça permet d’apporter un peu de rêve aux jeunes du quartier ! », s’enthousiasme la comédienne et metteuse en scène Odile Sankara, assise sur les gradins en bois de la cour des Nikiéma. Dans le cadre des Récréâtrales, elle présente « Musika », un spectacle monté en six semaines de résidence, « entre les éclats de voix et les bruits de cuisine ». « C’était extraordinaire de pouvoir créer ici, avec la famille qui nous observe et vaque à ses occupations. Le théâtre se nourrit de la vie, leur quotidien nous a inspirés », raconte-t-elle.
Assise sur son petit banc en bois, Bernadette Nikiéma a assisté à la gestation de la pièce dans sa cour, entre le linge suspendu aux arbres et la vieille Renault abandonnée au fond du jardin. « Je suis très heureuse de les accueillir chez moi, on est comme leur deuxième famille. Chaque jour, j’aime les regarder jouer, on s’ennuie dès qu’ils repartent », regrette la doyenne d’une famille d’une dizaine de personnes, devenue l’égérie de cette édition.
« Ça m’a donné envie de faire du théâtre, à force de les écouter je connais le texte par cœur, parfois je souffle aux comédiens quand ils ont des trous », confie sa fille Natolia. Près d’elle, les mains plongées dans une bassine de teinture indigo, Lydie, 29 ans, s’agite pour tisser les derniers pagnes en faso dan fani, le tissu local qu’elle vend aux festivaliers devant leur porte. « Ça nous rapporte un peu d’argent, on fait notre plus gros chiffre d’affaires la semaine du festival », affirme-t-elle, ravie.
« Ça fait vivre le quartier »
A quelques mètres de là, la « rue 9.32 », point névralgique des Récréâtrales, est en ébullition. Une odeur de brochettes et de chenilles de karité emplit l’air, les lampions multicolores s’illuminent dans les arbres sous les yeux émerveillés des enfants, les chaises des maquis débordent dans les ruelles orangées, tandis qu’au loin les échos des percussionnistes vibrent déjà. Les habitants de Bougsemtenga vivent au rythme du festival.
« Il faut avouer qu’on était un peu sceptiques au début, je craignais les nuisances sonores et pour la sécurité des petits, mais aujourd’hui je suis content : tout le monde est impliqué, un groupe de femmes est chargé du nettoyage, les jeunes s’occupent de l’accueil et de la billetterie, certains sont même devenus électriciens et menuisiers, ça fait vivre le quartier », se félicite le chef de Bougsemtenga dans sa cour, où des voisines maquillent une troupe de danseurs.
« Toute une économie informelle a émergé. Mais surtout, chaque année on a des bébés qui naissent, des amours et des amitiés qui se créent, c’est ça la grande économie humaine », glisse Etienne Minoungou, l’œil malicieux, avant de filer. Le festival peut commencer.