Biennales au Maroc : des artistes, des commissaires, du talent et pas d’argent
Biennales au Maroc : des artistes, des commissaires, du talent et pas d’argent
Par Roxana Azimi (Casablanca, Maroc, envoyée spéciale)
Après l’annulation de la manifestation d’art contemporain de Marrakech, celle de Casablanca a connu une ouverture chaotique, faute de fonds.
Performance de Mehryl Levisse à la villa des arts, le 26 octobre 2018, jour de l’ouverture de la Biennale de Casablanca. / COURTESY DE L’ARTISTE
Les biennales d’art contemporain fleurissent au Maroc, mais elles tiennent difficilement la distance. La cuvée 2018 de celle de Marrakech, qui devait se tenir en février, a ainsi été reportée sine die. Et c’est dans un chaos total que la quatrième édition de la Biennale de Casablanca a été inaugurée, le 26 octobre.
« Une minute de silence pour les artistes de la Biennale », a réclamé le jour du vernissage le performeur Mehryl Levisse, relayant le malaise de ses confrères. Arrivés quelques jours avant le coup d’envoi pour monter leurs projets, certains d’entre eux se sont retrouvés sans logement ni prise en charge de leurs frais de séjour. D’autres ont été contraints de revoir leurs ambitions artistiques à la baisse faute de matériel technique. Les troublantes photos de la Tunisienne Héla Ammar ont été imprimées et encadrées à la va-vite. Le Franco-Marocain Mehdi-Georges Lahlou a dû se résoudre à ne présenter qu’une vidéo de fin d’études… Quant au duo germano-marocain Katrin Ströbel-Mohammed Laouli, il a finalement décidé de se retirer de la manifestation.
Excédés par une situation « en contradiction avec les promesses faites », seize artistes avaient adressé le 23 octobre un courrier rageur aux organisateurs. « Alors que vous nous avez annoncé et [avez] officialisé un programme assez ambitieux au début, nous nous retrouvons aujourd’hui face à un projet sans aucune aide à la production », écrivent-ils. Et de conclure : « Lorsque le budget n’est pas garanti, il est préférable d’inviter moins d’artistes et d’exposer leurs œuvres dans des conditions décentes – ou alors de ne tout simplement pas faire de biennale. »
Retraits de sponsors
Un air de déjà-vu… Malgré la qualité des commissaires invités et le niveau globalement bon des propositions artistiques, les événements de Marrakech et de Casablanca ont été plombés par le dilettantisme de leurs organisateurs. Lancée en 2004 par la Britannique Vanessa Branson – sœur du patron de Virgin, Richard Branson – avec une modeste dotation d’environ 20 000 euros, la Biennale de Marrakech avait gagné en notoriété sans jamais atteindre la stabilité financière. Lasse de combler les pertes après plusieurs éditions déficitaires, la fondatrice, qui faisait dans le même temps fructifier son hôtel de luxe, le Riad El Fenn, avait passé la main en 2014 à l’architecte Amine Kabbaj. A charge pour lui de rendre la manifestation viable. En 2016, celle-ci affichait un budget de 1,3 million d’euros. Nonobstant son succès public (près de 100 000 visiteurs) et critique, elle s’est achevée sur un déficit de 300 000 euros. En cause, le retrait de quelques sponsors et des problèmes chroniques de gestion.
A Casablanca, le scénario est peu ou prou identique. Pour justifier les dysfonctionnements, Mostapha Romli, fondateur en 2012 de l’événement, se retranche derrière la perte, un mois avant le coup d’envoi de l’édition 2018, de son principal sponsor, l’agence d’événementiel Casablanca Events et Animation. Cette société de droit privé à capitaux publics devait apporter environ 80 000 euros, soit la moitié du budget total. Le contrat devait être conclu dans le courant du mois d’août, mais d’après la société, que nous avons contactée, rien n’avait été formalisé.
Photographie extraite de la série « Body Talks », de l’artiste tunisienne Héla Ammar, 2018. / COURTESY DE L’ARTISTE
Autre point noir, dans les deux cas, l’absence d’appui public. La Biennale de Casablanca a bénéficié d’une aide de 18 000 euros du ministère de la culture, mais n’a pas perçu un dirham de la municipalité, pourtant régulièrement sollicitée. « A Marrakech, nous avions le patronage du roi mais pas d’argent public, confie de son côté Vanessa Branson. Tout reposait sur le secteur privé et le bénévolat. Nous arrivions par exemple à obtenir des chambres d’hôtel pour les invités, mais il était difficile de disposer de liquidités pour payer les salaires. »
Abdellah Karroum, fondateur du centre d’art L’Appartement 22, à Rabat, et commissaire en 2009 de la Biennale de Marrakech, va plus loin : « Le ministère de la culture est simplement absent et ne compte aucun expert dans ses équipes. Loin de toute logique d’intérêt commun, la Fondation nationale des musées [FNM] agit de manière totalement irresponsable et méprise les artistes et les experts locaux qui travaillent auprès des publics et des réseaux marocains, africains et internationaux. »
Rendez-vous porté par le pouvoir
Cette même fondation, directement liée au Palais, chapeaute la future Biennale de Rabat, avec une volonté que résume son président, Mehdi Qotbi : « avoir une Biennale qui marche avec un retentissement international ». Pour cela, la FNM promet de débloquer 420 000 euros. Le reste du budget sera alimenté par des partenaires privés, qui, pour plaire au roi, seront sans doute plus nombreux qu’à Marrakech ou Casablanca…
Ce nouveau rendez-vous porté par le pouvoir a fait appel pour orchestrer sa première édition, prévue en 2019, à l’Algérien Abdelkader Damani, directeur en France du Fonds régional d’art contemporain Centre-Val de Loire, à Orléans, et co-commissaire de la Biennale de Dakar en 2014. Pour se distinguer des autres manifestations de ce type, celui-ci a invité uniquement des artistes femmes, une cinquantaine au total, notamment la cinéaste marocaine Tala Hadid, l’artiste nigériane Marcia Kure et la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen. « On ne veut pas transformer la femme en sujet, mais faire un transfert de parole », assure-t-il, saluant au passage celles qui « sont seules à tenir les équilibres et protéger de la folie des hommes ».
A Casablanca, une autre femme tente aussi de « tenir les équilibres ». La directrice artistique de cette Biennale 2018, la très respectée historienne de l’art et critique franco-camerounaise Christine Eyene, a tenté avec flegme et bienveillance de réduire les dégâts. Et malgré un contexte peu propice, elle a déjà signé pour l’édition 2020, avec l’assurance de pouvoir choisir ses équipes. « Le Maroc a du potentiel, dit-elle, mais il faut engager les choses en amont et probablement chercher des fonds à l’étranger. »
Biennale internationale de Casablanca, « Récits des bords de l’eau », jusqu’au 2 décembre dans différents lieux de Casablanca, Maroc, www.biennalecasablanca.org