A Madagascar, les électeurs peuvent se rhabiller tous les cinq ans
A Madagascar, les électeurs peuvent se rhabiller tous les cinq ans
Par Christian Bouquet
Lors de la campagne de l’élection présidentielle du 7 novembre, les candidats les plus fortunés ont distribué allègrement tee-shirts, casquettes et parfois petits billets.
Meeting du candidat à l’élection présidentielle Andry Rajoelina, au stade Coliseum d’Antananarivo, le 3 novembre 2018. / RIJASOLO / AFP
On dit qu’en Afrique la démocratie est balbutiante, voire immature, mais elle n’a pas que des inconvénients. Chaque campagne électorale est un grand événement, non pas parce qu’un homme providentiel peut surgir de nulle part et faire naître une espérance nouvelle – ça arrive rarement –, mais parce que les caravanes publicitaires et les meetings sont des lieux de distributions massives de produits dérivés (tee-shirts, casquettes et parfois petits billets).
Les badauds y sont très sensibles et, dans un pays comme Madagascar où 76 % de la population vit avec moins de 1,9 dollar par jour, ces cadeaux sont appréciés, notamment pour affronter des hivers qui sont très frais sur les hauts plateaux centraux.
D’ailleurs, quand on circule dans les contrées isolées à l’écart des grands axes, on remarque que les haillons qui servent de vêtements aux plus pauvres sont souvent des vestiges de la campagne de 2013. On comprend mieux pourquoi l’arrivée de tout minibus bruyamment sonorisé et surmonté de drapeaux multicolores est guettée avec fébrilité : non pas parce que les promesses qui seront formulées croisent les préoccupations des électeurs du lieu, mais parce que des cadeaux seront distribués, à la place de tracts que peu de gens seraient en mesure de lire.
Pas moins de 36 prétendants
L’agitation de ce que les Malgaches appellent la « propagande » (le mot semble entré dans la langue nationale) est d’autant plus attractive en 2018 que l’élection présidentielle a de nouveau enregistré un nombre important de candidatures : pas moins de 36 prétendants (ils étaient 41 en 2013) vont solliciter, ce mercredi 7 novembre, les suffrages des dix millions d’électeurs inscrits dans les 24 000 bureaux de vote du pays. Comme les candidats ne sont pas tous connus, et pour faciliter le vote, ils sont identifiés par un numéro. Peut-être va-t-on pouvoir les jouer comme au PMU, dans l’ordre ou le désordre.
Tous ne distribuent pas des tee-shirts et des casquettes. Il n’y a que les grosses écuries qui en ont les moyens, mais celles-ci diffusent massivement ces produits textiles généralement made in China. Ceux qui ont la chance d’être sur la route de la « propagande » auront au moins gagné quelque chose de la démocratie. Mais qu’attendent-ils d’autre que des tee-shirts tous les cinq ans ?
Pour tenter de le savoir, et surtout pour mesurer la différence d’impact des campagnes électorales en milieu urbain et dans les « brousses » les plus reculées, je suis retourné dans deux villages où je séjourne régulièrement, situés justement à l’écart de tout.
Ainsi, dans l’Itasy, à Morafeno, on compte une centaine d’électeurs. Pour les avoir visités à plusieurs reprises depuis quelques années, je crois savoir qu’ils attendent au moins deux choses. D’abord qu’on réhabilite le point d’eau qui avait été installé à l’entrée du hameau du temps du prézida Albert Zafy (1993-1996), et dont le robinet « ne donne plus que du vent » depuis que le tuyau qui faisait venir l’eau d’une source située 600 mètres en contrebas s’est percé quelque part. On ne sait pas où, mais chacun a dû reprendre les corvées de l’avant-Zafy.
Un chauffeur de charrette porte un tee-shirt du candidat à la présidentielle malgache Andry Rajoelina, à Tulear, dans le sud-ouest de l’île, le 4 novembre 2018. / MARCO LONGARI / AFP
Les habitants attendent ensuite que le prochain prézida tranche dans le débat qui oppose depuis plus de vingt ans plusieurs dizaines de paysans menacés d’être expulsés des terres qu’ils cultivent depuis le départ des colons. En effet, un ancien ministre de Didier Ratsiraka (l’ancien prézida, encore candidat cette année sous le n° 21) a habilement fait jouer le droit en sa faveur et s’estime propriétaire des 600 hectares de la plaine d’Ampalaha.
En fait, les habitants de Morafeno attendent donc un plombier et un huissier de justice. Ils viennent de voir un colleur d’affiches qui a placardé la photo du n° 25 (Marc Ravalomanana) sur une vieille porte en bois. Il a distribué quelques tee-shirts sans trop s’attarder. Ce sera probablement dans ce village reculé le seul signe tangible du processus démocratique en cours, avant le vote du 7 novembre.
Peu d’empressement pour aller voter
De l’autre côté de la Grande Île, sur la côte est, le village d’Ambila étire ses cases en falafa sur l’étroite langue de sable qui sépare le canal des Pangalanes de l’océan Indien. Du temps où les colons y venaient en villégiature, ils avaient construit en bordure de plage des maisons en dur dont les ruines sont aujourd’hui avalées par la végétation. En 2013, j’étais sur place lors du second tour de la présidentielle et j’avais noté le peu d’empressement des villageois pour aller voter. Qu’attendaient et qu’attendent donc encore les électeurs ?
A Ambila, on semble souffrir de l’enclavement, parce que la seule piste qui relie le village à Brickaville (le gros centre administratif) n’est qu’une succession d’ornières profondes et de marches d’escalier sur 13 km, s’achevant par un vieux bac qui traverse le canal des Pangalanes, poussé à la perche quand le vent n’est pas trop fort. Peu de véhicules s’y hasardent.
Le paradoxe du désir de route carrossable vient du fait que la voie ferrée Antananarivo-Tamatave passe précisément par Ambila. C’est même là qu’elle franchit le canal des Pangalanes sur un pont encore debout. Mais les trains sont rares : quelques wagons de marchandises et citernes tous les trois ou quatre jours. Les anciens se souviennent du temps où le train de voyageurs était quotidien et ponctuel, chaque jour à 8 heures dans un sens et à 16 heures dans l’autre. C’était il y a longtemps, dans les premières années de pouvoir du prézida Didier Ratsiraka (1976-1993). La gare, qui n’a plus d’utilité concrète, est en ruine, comme d’ailleurs la poste, qui a néanmoins conservé sa boîte aux lettres dont la couleur bleue héritée des PTT françaises est à peine délavée. A l’ère des SMS et dans un pays où l’analphabétisme atteint 30 % chez les adultes, l’écrit n’a plus le même statut.
Habillés jusqu’en 2023
Les électeurs attendent-ils du prochain prézida qu’il leur apporte l’électricité ? Il semble que non si l’on en juge par le nombre de petits panneaux solaires chinois qui équipent les cases en falafa. La solution individuelle commence donc à prévaloir, et le pays fera peut-être l’économie d’un programme massif d’électrification des campagnes. Quant à l’eau potable, elle est annoncée pour bientôt, mais le prézida sortant (le n° 12, Hery Rajaonarimampianina) ne pourra pas s’en vanter car ça ne coulera pas avant les élections et la fourniture sera payante.
Peut-être l’un des candidats a-t-il promis de faciliter l’accès à des soins de santé de proximité ? Apparemment, il ne connaît pas le terrain, car depuis des années l’ONG Ar Mada s’installe pendant trois jours tous les deux mois avec médecins et infirmiers français dans un campement à la sortie du village, et tous les habitants y ont leur carnet de santé à jour. A-t-on encore besoin d’un dispensaire de l’Etat ?
A Ambila, la plupart des électeurs n’attendent donc pas grand-chose du prochain scrutin présidentiel. Un colleur d’affiches est néanmoins passé et il a placardé le portrait du n° 13 (Andry Rajoelina). Il a laissé des tee-shirts, pas beaucoup, mais à Ambila il ne fait pas froid. Ici aussi on pense que la misère est moins pénible au soleil.
Dans les villes, la « propagande » est nettement plus tapageuse, au sens où elle dépasse l’entendement. Ainsi, le candidat n° 13 organise-t-il des feux d’artifice à l’issue de ses meetings, ce qui est le meilleur moyen d’imprimer des étoiles dans les yeux des électeurs. Ils repartent par centaines vêtus du tee-shirt à son effigie. S’ils en prennent soin, ils seront habillés jusqu’en 2023.
Christian Bouquet est chercheur au LAM (Sciences Po Bordeaux) et professeur émérite de géographie politique à l’Université Bordeaux Montaigne.
Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.