« Heureux comme Lazzaro » : un idiot sur la voie de la sainteté
« Heureux comme Lazzaro » : un idiot sur la voie de la sainteté
Par Mathieu Macheret
Le troisième long-métrage d’Alice Rohrwacher est un conte mystique empreint de réalisme.
Cannes 2018 : les dessous d’une scène d’« Heureux comme Lazzaro » par Alice Rohrwacher
Durée : 03:04
Sous ses airs quelque peu désuets de pastorale chrétienne, le troisième long-métrage de la Toscane Alice Rohrwacher (Corpo celeste en 2011, Les Merveilles en 2014), récompensé au Festival de Cannes par un Prix du scénario, surprend par les détours et rebonds de son récit, sa capacité à se renouveler, mais surtout par l’ambivalence de son écriture, à la fois terre à terre et en quête d’élévation.
Dans la lignée des films d’Ermanno Olmi (L’Arbre aux sabots, 1978), disparu en mai 2018, Heureux comme Lazzaro peut se voir comme un conte mystique, entretenant un commerce habile et ensorcelant entre deux aspirations d’apparence contraire : d’une part son réalisme à vocation documentaire, proche de la nature et de ses cycles, de l’autre sa fiction libre et parfois irrationnelle, capable de décoller du monde tangible, de déroger à ses lois. A tel point que matière et miracle en viennent à dialoguer secrètement, dans une mise en scène évitant les pièges d’un spiritualisme en toc ou d’une piété béate.
Dans une ferme à tabac qu’un vieux pont écroulé isole du reste du monde, Lazzaro (Adriano Tardiolo), adolescent simplet à la parenté incertaine, exécute les tâches les plus viles sans jamais s’en plaindre. Les paysans, une trentaine d’âmes craintives et superstitieuses, vivent là comme en des temps féodaux, persuadés d’appartenir corps et biens à la propriétaire des lieux, la marquise de Luna. Lazzaro se lie d’amitié avec Tancredi, le fils indiscipliné de cette dernière, qui fugue et se réfugie sur les collines environnantes. Mais les autorités ne tardent pas à débusquer ce hameau hors du temps et à mettre fin à ce servage éhonté. Dans la débâcle, Lazzaro chute du haut d’une falaise et ne se réveille que bien des années plus tard, quand le domaine n’est plus qu’une ruine ouverte au pillage.
Il prend alors la route pour les faubourgs industrieux de la grande ville voisine, où il retrouve certains de ses anciens compagnons (dont l’une est jouée par Alba Rohrwacher, sœur de la réalisatrice), tous vieillis, usés par le vagabondage et la mendicité, alors que lui est resté inchangé, tel qu’en sa prime jeunesse.
Heureux comme Lazzaro frappe d’abord par sa datation indécidable, situé entre deux époques, que l’on situe peu à peu à une période contemporaine, mais renvoyant sans cesse à d’autres empreintes historiques : celles du Moyen-Age, de la paysannerie séculaire, du début des années 2000… Cette indécision est la première force du film, qui adopte vis-à-vis de l’histoire moderne une drôle de position, moins extérieure que tangentielle, peu référencée.
Un pur regard
Il fallait bien cette temporalité incertaine pour renouer ainsi avec un personnage de « saint », Lazzaro, dont le prénom fait évidemment référence au mythe de Lazare, revenu d’entre les morts. Lazzaro, par sa simplicité, son innocence et sa bonté, chemine en effet sur la voie d’une sainteté qui finira par éclairer ses compagnons.
L’hagiographie est toujours problématique en ce qu’elle postule un protagoniste irréprochable. Néanmoins, elle gagne ici en équivoque par le fait que la bonté de Lazzaro peut aussi se comprendre comme une forme d’idiotie. Bien que thaumaturge, le bienheureux se montre incapable de reconnaître l’exploitation qu’il subit ni de rien changer à la condition de ses semblables, qu’ils soient serfs ou mendiants. Avec ses cheveux bouclés, son visage naïf et ses grands yeux écarquillés, Lazzaro n’est peut-être pas autre chose qu’un pur regard, transcendant et sans âge, posé sur la condition même des sous-prolétaires.
Ceux-ci ont beau passer de la campagne au bidonville, de la culture agricole aux dernières loges de la société de consommation, leur exploitation et leur misère restent toujours les mêmes. Avec sa jeunesse inchangée et sa constance apathique, Lazzaro ressemble à cet « Ange de l’histoire » que Walter Benjamin reconnaissait dans le tableau Angelus novus, de Paul Klee : il veille, insondable, sur les vaincus et les damnés de la terre sans pouvoir soulager un tant soit peu leur fardeau.
HEUREUX COMME LAZZARO de Alice Rohrwacher - Bande annonce
Durée : 01:51
Film italien d’Alice Rohrwacher. Avec Adriano Tardiolo, Tommaso Ragno, Agnese Graziani (2 h 06). Sur le Web : www.advitamdistribution.com/films/heureux-comme-lazzaro
Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 7 novembre)
- High Life, film français de Claire Denis (chef-d’œuvre)
- Un amour impossible, film français de Catherine Corsini (à ne pas manquer)
- Crazy Rich Asians, film américain et chinois de Jon M. Chu (à voir)
- Heureux comme Lazzaro, film français et italien d’Alice Rohrwacher (à voir)
- Samouni Road, documentaire français et italien de Stefano Savona (à voir)
- The Spy Gone North, film coréen de Yoon Jong-bin (à voir)
- Sale temps à l’hôtel El Royale, film américain de Drew Goddard (pourquoi pas)
- Family Film, film allemand, français, tchèque et slovène d’Olmo Omerzu (on peut éviter)
A l’affiche également :
- Kursk, film belge et luxembourgeois de Thomas Vinterberg
- Nous, Tikopia, documentaire français de Corto Fajal
- Rumble: The Indians who Rocked the World, documentaire canadien de Catherine Bainbridge et Alfonso Maiorana
- Un homme pressé, film français d’Hervé Mimran
- Les Yatzkan, documentaire français d’Anna-Célia Kendall Yatzkan