Dans le port breton du Guilvinec, la filière pêche s’inquiète de l’impact du Brexit
Dans le port breton du Guilvinec, la filière pêche s’inquiète de l’impact du Brexit
Par Anne Guillard
Les pêcheurs du port finistérien redoutent les conséquences du divorce avec Londres. Cette rupture pèsera sur un secteur déjà confronté à une conjoncture moins favorable.
Mardi 20 novembre, à l’aube, les équipages des chalutiers de pêche au large, partis pour une « marée » de quinze jours, ont débarqué lottes, raies, églefins… / ANNE GUILLARD pour « Le Monde »
« C’est le flou complet », « on n’a aucune visibilité »… sur les quais du port finistérien du Guilvinec, le Brexit, « si proche », suscite inquiétudes et interrogations en cette mi-novembre. A l’heure où l’annonce par la première ministre britannique, Theresa May, d’un accord négocié avec l’Union européenne (UE) a déclenché une tempête politique au Royaume-Uni sans dissiper complètement les brumes autour d’un « hard Brexit », la filière pêche demeure plongée dans l’incertitude quant aux conséquences du divorce. Le projet d’accord ne fixe pas les contours exacts de la séparation, prévoyant seulement une négociation avant juillet 2020. Si Londres venait à larguer les amarres sans accord, une partie de la flottille hauturière (haute mer) bretonne serait expulsée des eaux britanniques le 29 mars.
Brexit : ce que prévoit le projet d’accord sur la pêche
Les partisans de la sortie de l’UE voyaient dans le Brexit une occasion de rajeunir une industrie qui rapporterait des milliards de livres, en s’inspirant de l’Islande. Sortir de l’UE permettrait de garder un contrôle total sur les eaux de pêches britanniques – que le Royaume-Uni devait jusque-là partager avec les pêcheurs européens – et faire sauter les quotas de pêche imposés par l’UE. Il leur fallait toutefois éviter que l’UE ne leur impose des droits de douane trop importants pour exporter leur production (75 %).
Ce qui a été décidé : Le problème a été repoussé à un accord futur, qui devra être négocié avant juillet 2020. En attendant, les pêcheurs européens gardent l’accès aux eaux britanniques, et aucun droit de douane n’est pour l’instant instauré.
L’UE a toutefois fait savoir qu’elle instaurerait automatiquement des droits de douane sur les produits de la pêche si Londres fermait l’accès à ses eaux – ce qui est un revers de taille pour les pêcheurs d’outre-Manche.
A l’aube ce mardi, les équipages des chalutiers de pêche au large, partis pour une « marée » de quinze jours, ont débarqué lottes, raies, églefins… Leur pêche est aussitôt mise en vente dans la deuxième criée française en valeurs, où se pressent quotidiennement quelque cent trente acheteurs. Ici, la mer fait vivre quatre cents marins pêcheurs et près de 1 600 personnes au total. A 16 heures, c’est au tour de la flottille des pêcheurs côtiers de débarquer leurs captures.
« Fragiliser l’équilibre »
De l’armateur au mareyeur, en passant par le transport ou la réparation navale, « le Brexit va impacter tous les acteurs » et « risque de fragiliser l’équilibre » de la filière, souligne Grégory Pennarun, le directeur de la criée, qui se dit « très inquiet ». Une inquiétude à la mesure d’une filière « emblématique », comme le souligne Soazig Palmer-Le Gall, qui pilote l’Armement bigouden depuis 2009 et préside l’organisation de producteurs (OP) Pêcheurs de Bretagne, la plus importante à l’échelon européen. « On navigue dans les eaux européennes depuis les années 1980 » avec la mise en place de la politique commune des pêches (PCP), explique-t-elle.
Après des années difficiles, la filière a connu à partir de 2015 une embellie avec un prix du gasoil bas, des ressources abondantes, couplées à des quotas revus à la hausse, et bien valorisées. Depuis le début de l’année, la conjoncture est un peu plus morose, avec un carburant détaxé qui affiche 12 à 13 centimes supplémentaires par litre en un an, et des captures en légère baisse, de l’ordre de moins 10 % à 15 %. « Les prix grimpent, le poisson est cher », relève Tual Olivier, mareyeur à Loctudy depuis plus de vingt ans, qui fait le constat d’un « climat qui se tend à l’horizon du Brexit ».
La pêche hauturière en première ligne
La pêche hauturière est en première ligne. Le Guilvinec occupe le troisième rang des ports français en volumes, après Lorient et Boulogne-sur-Mer, avec un tonnage total de plus de 19 000 tonnes en 2017, dont 80 % réalisés par une trentaine de bateaux de pêche au large. La flottille effectue 20 % à 50 % de ses captures – principalement de la lotte, de la cardine et de l’églefin – en mer Celtique. Située au nord du 48e parallèle, ses eaux bordent le sud de l’Irlande, les deux pointes sud-ouest de la Grande-Bretagne et la façade ouest de la Bretagne.
La mer Celtique se dessine comme un futur point de crispations. Une fermeture de l’accès à la partie britannique générerait « des tensions », assure Stéphane Guyot, qui a créé en 2010 l’armement Hent Ar Bugale à Loctudy. L’armement exploite six navires hauturiers dont trois en mer Celtique pour 20 % de l’activité.
Les zones économiques exclusives dans la mer Celtique, la Manche et l’océan Atlantique. / Le Monde
A l’annonce du vote du Brexit, en 2016, cet armateur « a gelé tout investissement en termes de construction et de rachat de navires ». Il redoute par-dessus tout un effet domino, « le décalage des flottilles françaises et européennes du Nord » qui pêchent actuellement dans les eaux britanniques. « Si tout le monde redescend sur l’Ouest Bretagne, ce ne serait pas gérable. Il y aura une pression énorme sur les eaux françaises », dit Stéphane Guyot, également à la tête de l’entreprise de mareyage des Viviers de Loctudy.
Une inquiétude partagée par Soazig Palmer-Le Gall. « Personne ne sait comment ça va se passer », dit-elle. Ses onze hauturiers emploient 80 marins qui réalisent 80 % de leurs captures dans l’Ouest Bretagne et le nord du golfe de Gascogne, et 20 % dans les eaux britanniques. L’armatrice s’alarme de la future « répartition de la flottille dans les eaux européennes » aux conditions déterminées par le Royaume-Uni, et par conséquent de la répartition des quotas.
« Cela risque d’être compliqué entre nous sur les zones Ouest Bretagne, Sud Irlande, et Nord Gascogne, en raison d’un terrain de chasse réduit et de quotas moins nombreux », et ce pour un même nombre de navires. « On est déjà tendus sur pleins de quotas, l’églefin notamment », précise-t-elle.
Les pêcheurs britanniques, qui ont voté jusqu’à 92 % en faveur du Brexit, revendiquent une augmentation de leurs quotas et la souveraineté de leurs eaux. Londres, sous pression de ses pêcheurs, inquiets d’être trahis par le récent projet d’accord, « fermera des zones de pêche pour leur donner satisfaction » Brexit négocié ou non, avance Guy Le Moigne, vice-président du Comité des pêches du Finistère.
Les zones de pêche entre la France et le Royaume-Uni. / Le Monde
Quid alors de la répartition ? Le système des quotas, attribués à chaque Etat membre et renégociés tous les ans dans le cadre de la PCP, est une équation à trois inconnues en termes de répartition – espèces, volumes et localisations –, dont la résolution « n’est déjà pas simple », rappelle la patronne de l’Armement bigouden, et que le Brexit risque de complexifier un peu plus, avec la réduction des zones de pêche communautaires. Le secteur est très policé et « n’importe quel bateau ne peut pas aller n’importe où », précise Soazig Palmer-Le Gall.
Comment sont attribués les quotas de pêche et le rôle des OP
La répartition des quotas de pêche, qui repose sur le principe de stabilité relative, est fixée pour chaque Etat membre, espèce par espèce, par l’Union européenne. Chaque Etat membre est libre ensuite dans la gestion de ses quotas, qu’il attribue soit directement auprès des producteurs, soit auprès d’organisations de producteurs (OP), chargées de les répartir entre leurs membres. En France, la répartition est faite au niveau des OP, qui ont deux grandes missions : la gestion des droits de pêche et l’organisation du marché.
Les OP se voient attribuer des quotas en fonction des « antériorités figées », c’est-à-dire en fonction des captures réalisées par leurs membres entre 2001 et 2003. Les OP participent au mode de gestion des quotas retenu par la France, à savoir une gestion collective. Elles établissent des plans de gestion par pêcherie et délivrent des autorisations de pêche à leurs adhérents. Généralement, elles établissent des limitations de capture par adhérent (par jour ou par semaine…) pour les stocks les plus sensibles. Elles peuvent aussi être amenées à suspendre les licences de pêche qu’elles ont délivrées.
« La raison va l’emporter »
Avec une PCP revue tous les dix ans (prochaine révision en 2023) qui apporte son lot de nouvelles directives et une ressource qui ne connaît pas les frontières, la filière est rompue à l’incertitude, « inhérente au métier », tempère Jacques Pichon, à la tête des onze chalutiers de La Houle basés à Saint-Guénolé, qui emploient 80 personnes à bord et pêchent à 50 % environ dans les eaux anglaises.
Cet ex-directeur de l’OP Pêcheurs de Bretagne, qui serait très touchée, se veut « optimiste » et estime que « le Brexit est un élément d’incertitude de plus », « on ne peut pas s’arrêter à ça », plaide-t-il. « Les conséquences d’un Brexit dur seraient très graves, mais ce serait aussi un cataclysme pour les Britanniques. » Pour lui, « la raison va l’emporter ». « On n’aura plus accès aux zones de pêche le temps que de nouveaux accords soient passés », dit-il, faisant un parallèle entre la situation des eaux communautaires et celle du ciel européen : « Il peut très bien y avoir des arrangements immédiatement. On n’imagine pas que les avions de la British Airways restent cloués au sol. »
Le zéro rejet, l’autre sujet d’inquiétude
Au Brexit qui se profile se greffe un autre sujet de préoccupation majeure pour la filière en 2019 : le zéro rejet ou obligation de débarquement (OD), qui doit être mis en œuvre dès le 1er janvier dans le cadre de la PCP. Un dossier complexe qui concerne 100 % des espèces réglementées dans l’Union européenne et met dans l’obligation les pêcheurs de débarquer à terre toutes leurs prises, qui seront comptabilisées dans les quotas. « Inciter les pêcheurs à plus de sélectivité, c’est très bien », opine Jacques Pichon. « Mais quand les efforts sont faits au maximum de ce qu’ils peuvent l’être, pousser jusqu’à l’interdiction complète, c’est trop, s’insurge-t-il. Ce qui est important, c’est qu’on ait une activité durable. »
« Personne n’est prêt » sur ce dossier, renchérit Stéphane Guyot, « le format des flottilles et de la pêche française, qui est diversifiée, ne s’y prêtent pas ». « Remplir plus vite les bateaux avec des prises non commerciales qui ne seront pas valorisées, n’en jetez plus, la coupe est pleine ! », s’exclame l’armateur. « Avec le Brexit, les OD, et de nouvelles réglementations franco-françaises à venir sur les tonnages… Ça va coincer en 2019 », prédit Guy Le Moigne.