Ukraine : « Il y a à Moscou une attitude décomplexée par rapport à la puissance »
Ukraine : « Il y a à Moscou une attitude décomplexée par rapport à la puissance »
Propos recueillis par Allan Kaval
Chercheuse à l’IFRI, Tatiana Kastoueva-Jean analyse les enjeux de la confrontation entre l’Ukraine et la Russie.
Des avions de chasse russes au dessus du pont reliant la Russie à la Crimée, le 25 novembre 2018. / PAVEL REBROV / REUTERS
C’est l’une des conséquences diplomatiques des graves incidents survenus entre marines ukrainienne et russe en mer Noire : le président américain Donald Trump a menacé, mardi 27 novembre, d’annuler une entrevue avec son homologue russe Vladimir Poutine en marge du sommet du G20.
Des affrontements directs et inédits ont eu lieu dimanche : trois navires ukrainiens, d’abord visés par des tirs en provenance de navires russes, ont été abordés et capturés par les forces de Moscou. Lundi, Kiev a imposé la loi martiale sur une partie de son territoire. Alors que les réactions occidentales à cet accrochage demeurent limitées, le Kremlin domine largement le rapport de force.
Tatiana Kastoueva-Jean, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IFRI), spécialiste de la Russie et de l’Ukraine, analyse les implications d’un incident qui intervient alors que cette partie de la frontière entre les deux pays s’affirme comme un nouveau foyer de conflit.
Comment évaluer la gravité de l’incident survenu en mer Noire à l’échelle régionale et internationale ?
Quelques éléments de contexte permettent de mieux comprendre les implications de cet incident. Il intervient alors que l’annexion de la Crimée par la Russie est laissée de côté dans les négociations des Occidentaux avec Moscou, et alors que le conflit dans l’est de l’Ukraine est en train de devenir un conflit « gelé », malgré des flambées de violence sporadiques. Le processus diplomatique en cours, dans le cadre des accords de Minsk, permet d’éviter une reprise des hostilités ouvertes entre le gouvernement ukrainien et les séparatistes soutenus par Moscou, et de maintenir des canaux de communication, mais on est loin d’un règlement politique.
Cet incident est aussi lié à ce que le statut officiel de la mer d’Azov, censée être accessible aux navires ukrainiens, ne correspond plus à la réalité sur le terrain : Moscou en a de fait pris le contrôle avec la construction du pont de Kertch entre la Russie et la Crimée et les restrictions que le Kremlin fait peser sur la liberté de la navigation. Depuis le printemps, Kiev et Washington dénoncent une « annexion rampante » de la mer d’Azov par la Russie. Cet espace maritime est en train de devenir le troisième foyer de conflit russo-ukrainien, après la Crimée et le Donbass.
Ces accrochages ne devraient pas être suivis d’une escalade incontrôlable qui présenterait trop de risques militaires et politiques pour Moscou comme pour Kiev. L’Ukraine n’a pas les moyens d’une « guerre totale » [évoquée par Petro Porochenko] contre la Russie : elle y risquerait sa souveraineté et son existence comme Etat indépendant. On ne peut toutefois pas exclure que d’autres incidents de ce type se produisent à l’avenir.
Les réactions des Occidentaux, qui n’ont pas pris de sanctions, sont assez limitées. Pourquoi ?
La plupart des chancelleries occidentales ont condamné l’attitude russe et ont appelé à la désescalade. Kiev attendait toutefois une réaction plus ferme de ses partenaires occidentaux qui se serait matérialisée par leur soutien inconditionnel à la position ukrainienne, et par une plus grande fermeté et de nouvelles sanctions contre Moscou.
Les Américains répondront probablement mieux aux attentes ukrainiennes. C’est en tout cas ce que laisse penser la déclaration de Donald Trump, qui a dit « ne pas aimer cette agression » et entend annuler sa rencontre avec son homologue russe Vladimir Poutine, initialement prévue en marge du G20. L’évolution de la position de Donald Trump, qui semblait souhaiter une normalisation avec Moscou depuis son arrivée au pouvoir, est un mauvais signal pour les Russes.
En ce qui concerne les Européens, ils ne peuvent pas nécessairement se permettre de suivre les Américains sur la voie d’un durcissement vis-à-vis de la Russie, du fait d’enjeux économiques et notamment énergétiques. La position française, qui entend allier « dialogue et fermeté », est délicate, comme on l’a vu lors de la rencontre mardi à Paris entre le ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et son homologue russe Sergueï Lavrov.
Moscou n’a pas adopté la posture de déni dont le Kremlin s’est montré coutumier lorsque ses responsabilités étaient mises en cause dans la crise ukrainienne. Comment expliquer ce nouveau positionnement ?
Il y a aujourd’hui à Moscou une attitude décomplexée par rapport à l’exercice de la puissance. Le Kremlin sait qu’aucun Etat ne voudra s’exposer pour défendre la liberté de navigation dans cette partie du monde. Personne n’ira au-delà des déclarations de forme.
Par ailleurs, sur le plan intérieur, Vladimir Poutine subit une certaine baisse de popularité et pourrait se saisir de ces tensions pour mobiliser l’opinion. L’euphorie qu’avait créée l’annexion de la Crimée s’est essoufflée et l’opinion publique est davantage préoccupée par les sujets intérieurs que par les aventures militaires extérieures. Par habitude, la télévision continue à exploiter les sujets qui illustrent la confrontation entre la Russie et l’Ukraine, ou entre la Russie et l’Occident, mais le public ne suit plus.
Les sondages montrent même que l’opinion publique souhaiterait une normalisation des relations avec l’Occident à condition que celle-ci ne se traduise pas par une remise en cause des acquis obtenus par Moscou sur la scène internationale depuis 2014, et notamment de l’annexion de la Crimée. L’appartenance à la Russie de cette péninsule ukrainienne annexée en 2014 est constamment réaffirmée, de manière à la fois symbolique et matérielle, avec par exemple la construction du pont de Kertch la reliant à la Russie ou le déploiement, annoncé mercredi, de nouveaux missiles S-400 sur la presqu’île.
Ce nouvel épisode de confrontation n’est pas seulement exploité sur le plan intérieur en Russie. Il l’est tout autant, si ce n’est plus, par le pouvoir en place à Kiev. Le président Petro Porochenko est en très mauvaise posture dans les sondages : si les élections prévues le 31 mars se déroulaient aujourd’hui, il ne serait pas certain d’être au second tour. L’incident de dimanche lui donne l’occasion de se valoriser, en prenant la posture de chef des armées.
Ses bénéfices politiques restent cependant limités à ce stade. Alors qu’il voulait une loi martiale de soixante jours dans toute l’Ukraine, il n’a obtenu du Parlement que trente jours sur une partie seulement du territoire. Par ailleurs, l’incident se produit trop tôt par rapport à la date des élections pour qu’il en tire des gains politiques substantiels, comme par exemple l’annulation des élections présidentielles dans le contexte de la loi martiale.
Violences en mer entre la Russie et l’Ukraine
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