Moya, Ozouf, Eggers et Lavie : nos auteurs de la semaine
Moya, Ozouf, Eggers et Lavie : nos auteurs de la semaine
Chaque jeudi, la rédaction du « Monde des livres » propose une sélection d’ouvrages à dévorer.
L’écrivaine George Eliot, de son vrai nom Mary Ann Evans, le sujet de « L’autre George » par Mona Ozouf. / WORLS HISTORY ARCHIVE / ABACA
LES CHOIX DE LA MATINALE
Cette semaine, le Salvadorien Horacia Castellanos Moya nous livre avec Moronga une nouvelle fiction à la confluence du passé et de l’actualité ; Mona Ozouf, un essai sur George Eliot (de son vrai nom Mary Ann Evans), romancière britannique du XIXe siècle ; l’écrivain américain Dave Eggers, un « roman de mésaventures » ; et Jean-Claude Lavie, la mise en scène de deux discours contradictoires, l’un pour l’amour (P), l’autre contre (C).
ROMAN. « Moronga », d’Horacio Castellanos Moya
Bien qu’ils ne se connaissent pas, Erasmo Aragon et José Zeledon, deux Salvadoriens rescapés de la guerre civile (1979-1992), habitent la même ville-campus du Wisconsin. L’un y occupe un poste de professeur à l’université, l’autre est chauffeur de bus. Le premier est aussi lubrique et verbeux que le second est pudique et taiseux.
Contées sous forme d’un diptyque, leurs trajectoires, esquissées dans des romans antérieurs d’Horacio Castellanos Moya (La Servante et le Catcheur, Le Rêve du retour, Là où vous ne serez pas), vont converger dans Moronga lors d’une fusillade perpétrée par des narcotrafiquants. Une autre figure familière réapparaît dans cette nouvelle fiction : le poète salvadorien Roque Dalton, faussement accusé d’être un agent de la CIA, qui fut tué le 10 mai 1975 par ses compagnons de lutte. Consultant des archives déclassifiées à Washington pour éclaircir les circonstances de cet assassinat, Aragon verse dans une folle paranoïa…
A la confluence du passé et de l’actualité, des exactions militaires d’hier aux horreurs commises aujourd’hui par les gangs, Moronga est marqué du sceau de l’absurde et de l’humour le plus noir. Macha Séry
Moronga, d’Horacio Castellanos Moya, traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis, Métailié, 352 p., 22 €. / MÉTAILIÉ
Moronga, d’Horacio Castellanos Moya, traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis, Métailié, 352 p., 22 €.
ESSAI. « L’Autre George », de Mona Ozouf
George Eliot, née Mary Ann Evans, choisit son pseudonyme masculin quand elle signe ses premières fictions, à 36 ans, afin d’être vraiment lue. Sept grands romans forment le massif de son œuvre, dont Adam Bede (1859) ou Middlemarch (1871-1872). Mais elle est également critique littéraire, essayiste, diariste, épistolière. Au total, une vingtaine de gros volumes, devenus des classiques anglais.
Si Mona Ozouf a choisi d’y revenir, c’est qu’elle retrouve dans ces livres une question familière : qu’ont de commun le roman et l’histoire ? Et l’historienne de creuser le sillon qui parcourait déjà Les Mots des femmes (Fayard, 1995) ou Les Aveux du roman (Fayard, 2001) : l’idée selon laquelle le roman serait la forme littéraire par excellence du monde post-révolutionnaire et précapitaliste. Les œuvres de George Eliot disent cela, la première industrialisation et l’exode rural, la progression d’un monde démocratique, et ce train qui mène désormais de Londres à Middlemarch.
« Si on admet que les fictions instruisent de l’histoire autrement que l’histoire elle-même, si elles sont le lieu du déchiffrement de la modernité, pourquoi ne pas conjuguer la perspicacité du romancier et celle de l’historien ? », se demande Mona Ozouf. Ce programme de rapprochement des sensibilités, des accès à la connaissance et des « perspicacités » est ici magnifiquement accompli. Antoine de Baecque
L’Autre George. A la rencontre de George Eliot, de Mona Ozouf, Gallimard, 256 p., 20 €.
Gallimard
ROMAN. « Les Héros de la frontière », de Dave Eggers
En France, c’est surtout avec Le Grand Quoi, l’histoire d’un garçon du Soudan du Sud contraint de fuir son pays pour échapper au sort des enfants soldats (Gallimard, 2009, Prix Médicis étranger) – qu’on a découvert Dave Eggers. Aujourd’hui, l’écrivain américain signe Les Héros de la Frontière, « roman de mésaventures » et portrait d’une Américaine en plein désarroi physique et métaphysique. Selon la narratrice, Josie, il existe deux sortes de bonheur. Celui qui naît du « beau travail accompli » et nous laisse « fatigués et contents ». Et « celui de son propre laisser-aller. Le bonheur de goûter une solitude grisée de vin rouge, sur le siège passager d’un vieux camping-car garé quelque part dans le sud profond de l’Alaska ».
Josie a opté pour la seconde manière. Dentiste dans l’Ohio, divorcée – d’un bon à rien venu un jour pour un détartrage et qui lui a fait deux enfants –, cette jeune quadragénaire est au bout du rouleau. Elle décide de tout bazarder, débarque à Anchorage avec ses enfants et loue un camping-car bringuebalant, ironiquement surnommé « Le Château »… Adieu bridges, couronnes, conformismes. La voici libre dans sa maison itinérante, prête à se réinventer sur « une terre de montagnes et de lumière ». C’est en tout cas ce qu’elle pense…
Car ce road-trip « de rêve » finit par ressembler à une errance nauséeuse, sans but ni argent. Où les enfants sont souvent plus lucides que leur mère. Où la nature se montre souillée, dégradée, tellement moins pure que ce à quoi Josie rêvait jadis en blanchissant des dents… « Est-ce que tu as l’impression d’utiliser ton temps sur Terre comme il faut ? », demande un jour Josie à sa demi-sœur Sam. Le silence qui suit est à l’image du roman tout entier, entre ténèbres et néons criards. Un abîme de vide, de solitude et d’aliénation. Florence Noiville
Gallimard
Les Héros de la frontière (Heroes of the Frontier), de Dave Eggers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Juliette Bourdin, Gallimard, « Du monde entier », 400 p., 24 €.
ESSAI. « Pour et contre l’amour », de Jean-Claude Lavie
Pour cet ouvrage très court, Jean-Claude Lavie reprend une idée qui lui est chère : dans une véritable controverse, les deux parties ont raison et tort à la fois et c’est donc dans le dialogue que se révèle le principe d’une vérité toujours divisée. D’où le choix de mettre en scène deux discours contradictoires, l’un pour l’amour (P), l’autre contre (C).
Autrement dit, le narrateur débat avec et contre lui-même, en attendant que la femme qu’il aime le rejoigne dans un restaurant. Est-elle une illusion, comme le soutient C, ou va-t-elle vraiment venir, comme l’affirme P ? Lavie déploie les sophismes de la relation amoureuse, avec la conviction que les deux protagonistes sont sincères, même si aucun d’entre eux ne détient la vérité. Car penser, comme aimer, c’est d’abord être pour et contre en même temps.
La femme arrive et le dialogue prend fin devant une coupe de champagne. Mais la femme existe-t-elle vraiment ? A la maxime énoncée par Lacan – « Aimer, c’est offrir ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » –, Jean-Claude Lavie répond : « L’amour, c’est ne pas donner à quelqu’un ce qu’il veut. » Mais à condition d’introduire un tiers. Il faut en effet être trois pour penser : un qui est pour, un qui est contre, un autre qui pèse le pour et le contre. Voilà qui n’en finit jamais. Elisabeth Roudinesco
Gallimard
Pour et contre l’amour, de Jean-Claude Lavie, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 48 p., 7,50 €.