Lors de l’acte V des « gilets jaunes », Place de l’Etoile, à Paris, le 15 décembre. sameer al-doumy/afp / SAMEER AL-DOUMY / AFP

Quentin Deluermoz est maître de conférences en histoire à l’université Paris-XIII-Nord. Il est spécialiste d’histoire sociale et culturelle des ordres et des désordres au XIXe siècle.

Que peut dire un historien face au mouvement des « gilets jaunes » ?

Il lui est difficile de se prononcer rapidement sur une situation qui change sans cesse. Le risque est grand, sinon, de ne voir que ce que l’on cherche. Pour autant, les historiens peuvent participer au travail de compréhension. En l’espèce, face à un mouvement qui leur échappait, les médias ont beaucoup fait appel aux chercheurs. Il me semble que certains éclairages ont contribué à infléchir le discours médiatique ambiant qui, au début, insistait surtout sur le côté réactionnaire, irréfléchi ou anti-écologique du mouvement.

Ce que l’on sait, c’est que les « gilets jaunes » sont socialement divers, même s’ils viennent surtout des couches populaires et des classes moyennes inférieures. Ce mouvement concerne toutes les générations, les hommes comme les femmes. Il est politiquement très hétérogène et n’est pas anti-écologique, comme on l’a dit.

Trouvez-vous des référents historiques pour comprendre ce mouvement ?

Il est singulier. Mais est-il inédit, nouveau ? Disons qu’il ne correspond pas aux formes de l’expression politique et de la mobilisation sociale en vigueur depuis le début du XXe siècle. Mais cela ne veut pas dire qu’il part de rien. Il y a toujours quelque chose, une ressource, des gestes, des mots d’ordre auxquels on se réfère plus ou moins consciemment, et qui peuvent remonter loin. Ce « quelque chose » n’est jamais repris à l’identique. Il est transformé à chacun de ses usages.

On observe ici des références historiques, notamment la Révolution française. Mais, comme l’ont souligné plusieurs chercheurs comme Samuel Hayat et Gérard Noiriel, la plus pertinente est « l’économie morale de la foule », expression utilisée par l’historien britannique Edward Palmer Thompson. L’idée est la suivante : les émeutes paysannes ou urbaines de la fin du XVIIIe, spontanées et locales, lorsqu’elles détruisaient les maisons des possédants ou les machines à tisser naissantes, ne correspondaient pas à un mouvement de colère irrationnel, mais opéraient au nom d’un sens de la justice et du bon droit qu’on estimait bafoué par le pouvoir ou les autorités en place.

Cette « économie morale de la foule » serait donc l’un des ressorts de la mobilisation ?

Oui. Le point commun des revendications est ce sens de la justice. Il ne s’agit pas d’un refus de la fiscalité, mais d’un sentiment d’injustice fiscale et de l’idée qu’un pacte tacite avec le pouvoir a été rompu. Les mots employés par les « gilets jaunes » sont révélateurs : il s’agit de faire valoir sa dignité, de rappeler qu’on n’est pas rien, de réclamer une vie « décente ».

On est loin des révoltes antifiscales d’extrême droite des années 1930. Et il n’y a pas, comme dans les révolutions des XIXe et XXe siècles, de demande d’émancipation pour tous, ou même de changement de régime. C’est une revendication exprimée en termes de justice et de morale, d’où ce flou et cette ample mobilisation. Ce mouvement est à la fois local et national. Le référent commun, implicite, est peut-être l’idée d’un pacte lié aux politiques de protection sociale mises en place après la seconde guerre mondiale. Il est ainsi pleinement actuel et pertinent. Je formule cette hypothèse : de même que l’économie morale des foules répondait aux avancées du libéralisme politique et économique au début du XIXe siècle (libre-échange et concurrence d’un côté, affirmation de l’individu et des libertés politiques de l’autre), le mouvement des « gilets jaunes » répond au néolibéralisme de ce début du XXIe siècle, dans le prolongement de certaines tendances politiques et économiques de ces trente dernières années. On assisterait à l’émergence d’une « néo-économie morale », en quelque sorte.

Quels sont les nouveaux termes de cet affrontement ?

Tout ce que le gouvernement présente comme un effort pour « libérer les énergies » ou comme une nécessaire adaptation à une exigence budgétaire est lu différemment par les « gilets jaunes ». Ils y voient une politique qui favorise les riches au détriment des plus pauvres. Une lecture confirmée par les derniers rapports des économistes sur les inégalités dans le monde, mais qui s’appuie également sur un vécu : dans cette fameuse « diagonale du vide », on voit le problème posé par la suppression des trains, les distances à faire pour aller chez le médecin, ou même pour les commerces.

Ce mouvement traduit un épuisement physique et psychologique qui est aussi la trace de notre épuisement démocratique. A cet égard, ce n’est pas pour rien que la voiture est touchée : outre la question monétaire, essentielle, gêner la mobilité revient à accroître les distances, au sens géographique, mais aussi social et politique du terme.

Qu’entendez-vous par « épuisement démocratique » ?

L’autre phénomène à prendre en compte est précisément la mise à mal des instances de représentations classiques : partis, syndicats, médias. Généralement, dans une démocratie représentative et sociale telle qu’elle s’est mise en place au XXe siècle, ce sont eux qui doivent permettre de canaliser et d’exprimer la colère en termes politiques et institutionnels, même de manière décalée. Or cela ne fonctionne pas. Ce que montre le mouvement – avec son refus de la récupération d’un côté, et la gêne des syndicats et partis qui hésitent entre suivre ou non le mouvement de l’autre –, c’est un vide. C’est pour cela qu’il risque d’y avoir un décalage persistant entre la demande (morale) des « gilets jaunes » et la réponse (a priori technique et politique) du pouvoir. Ce sont deux mondes qui se confrontent ici, éloignés l’un de l’autre.

En ce sens, le mouvement des « gilets jaunes » prend place dans une crise profonde, qui n’est pas une crise de gouvernement, mais une crise de société, d’un modèle social et politique qui s’est détricoté depuis plusieurs décennies. S’ajoute peut-être un autre élément, sur la question du futur. Le principe de l’action politique est fondé sur l’idée d’un contrôle des anticipations, qu’il faut attendre un peu et que cela ira mieux après. Mais la crise climatique et l’urgence écologique mettent à mal cette promesse, et cette demande de patience. La crise est aussi une crise du rapport au temps, face à laquelle les institutions en place et les logiques marchandes sont inadaptées.

Que peut-on présager de la suite, compte tenu des revendications multiples des « gilets jaunes » ?

Il existe parmi eux une tendance nationale, qui devient, chez certains nationalistes, anti-migrants. D’autres demandent surtout le retour à une forme de justice économique. D’autres veulent, semble-t-il, devenir un parti. D’autres, enfin, sont plus sensibles à la dimension démocratique en actes : avec d’un côté une exigence de démocratie plus directe, égalitaire, avec l’idée de réappropriation du pouvoir par en bas ; et, de l’autre, l’émergence d’une parole citoyenne.

Qu’est-ce qu’il en sortira ? Le probable est un retour à l’ordre antérieur. Le possible est que ce mouvement se prolonge et qu’une de ses tendances s’impose et modifie les règles du jeu. Ce qui est sûr, c’est que, même si le probable advient, le problème de fond restera, et donnera lieu à autre chose, après. D’autant que ce phénomène n’est pas que français, même s’il prend ici une remarquable autonomie. Ces expressions de colère et ces demandes de justice aux formes parfois très différentes révèlent une crise profonde des démocraties représentatives et des règles du jeu économique, et le lien abîmé entre les populations et les élites. La « crise », dont on parle tant depuis les années 1980, est bien là. Il faudra apprendre à y répondre. En prenant désormais au sérieux le problème exprimé de si forte manière.

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